mercredi 22 juin 2016

Tunisie, trois livres pour comprendre


Si vous allez passer vos vacances en Tunisie, ne bronzez pas idiots, lisez ces trois livres, vous sentirez la terre gronder sous le sable chaud. La trilogie de mon choix comprend un roman, un essai et une biographie qui vous aideront à décrypter la révolution qui secoue le monde musulman, dont la petite Tunisie est le laboratoire in vitro.


Seuls les romanciers et les poètes sont capables de sonder les ténèbres ou de regarder le soleil dans les yeux. Fawzi Mellah est l'un d'entre eux. Ce frère de jeunesse m'a appris la philosophie « en regardant toujours en haut, vers le ciel, la cime des arbres ou la course des nuages ». Puis, fuyant le totalitarisme, cet amoureux de la Méditerranée, sans doute en pénitence, est parti enseigner à Genève où il a publié une ribambelle d'ouvrages merveilleux. Enfin, le ressac de la révolution de 2011 l'ayant ramené au pays qui lui manquait tant, il s'attable désormais devant la mer pour écrire. Son dernier roman « Ya khil Salem » publié chez Déméter est une apothéose.

Si la Tunisie n'est jamais citée, c'est sans doute par pudeur, pour éviter la grossièreté du « je » car chaque ligne ne parle que d'elle. À travers Khadija l'héroïne, l'émancipée, la rebelle, la pieuse musulmane qui désespérément refuse l'absurde destruction que lui promettent les fous de l'islam, c'est tout le pays qui parle. Au delà des allégories et des interprétations, le récit captive l'imagination et tient la lampe de chevet allumée jusqu'à plus d'heure. Personnages campés de vérité, marchant droit vers leur destin : Manoubia la bédouine est une autre Tunisie. L'Émir dément aussi. Quel devenir pour le pays déchiré entre l'appel des lumières et celui des ténèbres ? La tragédie chemine entre des lieux mythiques : la mosquée, la morgue, le cimetière, le petit port, la barque qui « croise » la croisière sur une mer en colère... « Allez savoir pourquoi, cette année, avril a repris d'une main froide et venteuse ce que le soleil de février lui avait promis ». 
Le dernier chapitre « printemps précoce, gelées tardives » ne nomme toujours pas la Tunisie. 
Survivra t-elle au naufrage ?



Le second ouvrage de ma sélection estivale revient à Olfa Belhassine, ma cousine par la cuisse de Jupiter, qui mériterait pour la fierté des miens d'être la fille de mon oncle. Cette introduction pour annoncer que l'éloge qui suit n'est pas du copinage car de ma vie – avec regrets - je n'ai jamais croisé le regard d'Olfa. C'est une journaliste tunisienne au talent et à l'indépendance affirmée. Son livre écrit à quatre mains avec sa consoeur Hédia Baraket « Ces nouveaux mots qui font la Tunisie » publié chez Cérès production est savant et intelligent.

Les auteures auraient pu se contenter de compiler l'intégralité des nombreux articles qu'elles ont écrits depuis la révolution et de les publier sous la forme d'une chronologie ou d'un dictionnaire, elles ont préféré se laisser guider par les mots : ceux qui fusent des foules en colère, des débats houleux, des graffiti muraux. Ainsi, chaque chapitre commente et analyse l'histoire d'un mot nouveau, d'un mot d'ordre.
C'est de bonne logique car au commencement était le Verbe... prologue de toutes les révolutions !
En langue arabe, le verbe possède trois syllabes qui se déclinent et se vocalisent en trois tons. Pour inventer des slogans, c'est une bénédiction ! La politique tunisienne est une succession de formules. L'ancien régime avait les siennes, la révolution en a enfanté de nouvelles. Les auteures ont choisi une soixantaine de mots ou expressions, prétextes à l'analyse et au retour d'histoire. C'est fouillé, dense, abondant, complet (kamel) rigoureux.
En amuse gueule, il faut déguster les deux pages consacrées à « Houthâla Francophoniya » (résidus de Francophonie) ; qualificatif lancé à la députée de la circonscription des tunisiens de France Karima Souid lors de sa première intervention hésitante à l'Assemblée nationale par un collègue analphabète bilingue au motif que la « langue arabe est sacrée, elle est au dessus de la Constitution et de toutes les Lois »

En attendant son improbable traduction en arabe la contribution de Mesdames Belhassine et Baraket écrite bil frankoufouniya est assurément la meilleure synthèse du moment sur la Tunisie post-révolutionnaire même si parfois elle agace par la redondance de propos « entre soi » qui fleure bon les salons de La Marsa.
Un livre de sciences po incontournable à mettre entre toutes les mains de ceux qui veulent comprendre les maux d'une Tunisie qui joue avec les mots.... à moins que ce ne soient les mots qui se jouent de la Tunisie.

Le troisième ouvrage que j'ai dévoré a été écrit avec clarté et précision par un savant resté discret toute sa vie. Car cet historien ne voulait pas avoir d'histoires avec les puissants vainqueurs qui fabriquent les légendes, alors il se tut et écrivit en cachette. C'est seulement après la révolution, quelques mois après sa mort, que sa veuve et son fils publient ses travaux qui constituent de ce fait le premier livre d'Histoire.

Car la plupart des historiens tunisiens ont raconté des sornettes pour plaire aux tyrans : les Ottomans, les Français, les Bourguiba et j'en passe, qui tous voulaient occulter le passé pour mieux glorifier le présent. Ne serait-ce que pour cette raison, l'ouvrage de Moncef Dellagi est majeur «  Abdelaziz Thâalbi, naissance du mouvement national tunisien » (préface remarquable de Kmar Bendana) aux éditions Carthaginoiseries.

Cheikh Thâalbi homme de politique et de religion est né en 1875. Il fut géant en tout : de stature, d'éloquence, d'indépendance, d'intransigeance. Un rebelle au mauvais caractère. Il est le père incontestable du nationalisme tunisien, le fondateur du Destour à qui le jeune et fringant Bourguiba ravira la première place de l'histoire.
Mais l'important n'est pas seulement dans la réhabilitation posthume d'un inestimable oublié, ni même dans la restitution de la vérité d'une époque escamotée - celle de la Tunisie Française- , mais dans la posture inimaginable du théologien que révèle Moncef Dallagi.
En voici un florilège: ….c'est à tort que la femme musulmane se voile la figure....le Coran recommande la tolérance la plus grande en matière de religion, la liberté et le respect de toutes les opinions....les versets sur les juifs et le jihad sont à replacer dans la parenthèse du contexte historique et politique de la conquête de Médine...
Cerise sur le gâteau : « ce n'est que par une interprétation saine, vraie, libérale, humaine et sociale, en un mot conforme aux principes de la Révolution française qui sont les principes du Coran, que le musulman puisera les éléments capables de faire de lui un homme libre... »
C'était en 1904 !
Révolutionnaire !


Cheikh Abdelaziz Thâalbi proclamait aussi qu'un peuple qui n'a pas d'histoire n'a pas de dignité. La sienne admirablement révélée par Moncef Dellagi est à découvrir de toute urgence pour comprendre que dans le séisme qui secoue les terres d'islam, la Tunisie depuis plus d'un siècle, est aux avant gardes d'une mutation. 

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