Si
vous allez passer vos vacances en Tunisie, ne bronzez pas idiots,
lisez ces trois livres, vous sentirez la terre gronder sous le sable
chaud. La trilogie de mon choix comprend un roman, un essai et une
biographie qui vous aideront à
décrypter la révolution qui secoue le monde musulman, dont la
petite Tunisie est le laboratoire in vitro.
Seuls
les romanciers et les poètes sont capables
de sonder les ténèbres ou de regarder le soleil dans les yeux.
Fawzi Mellah est l'un d'entre eux. Ce frère de jeunesse m'a appris
la philosophie « en
regardant toujours en haut, vers le ciel, la cime des arbres ou la
course des nuages ».
Puis, fuyant le totalitarisme, cet amoureux de la Méditerranée,
sans doute en pénitence, est parti enseigner à Genève où il a
publié une ribambelle d'ouvrages merveilleux. Enfin, le ressac de la
révolution de 2011 l'ayant ramené au pays qui lui manquait tant, il
s'attable désormais devant la mer pour écrire. Son dernier roman
« Ya
khil Salem »
publié chez Déméter est une apothéose.
Si
la Tunisie n'est jamais citée, c'est sans doute par pudeur, pour
éviter la grossièreté du « je » car chaque ligne ne
parle que d'elle. À travers
Khadija l'héroïne, l'émancipée, la rebelle, la pieuse musulmane
qui désespérément refuse l'absurde destruction que lui
promettent les
fous de l'islam, c'est tout le pays qui parle. Au delà des
allégories et des interprétations, le récit captive l'imagination
et tient la lampe de chevet allumée jusqu'à plus d'heure.
Personnages campés de vérité, marchant droit vers leur destin :
Manoubia la bédouine est une autre Tunisie. L'Émir dément aussi.
Quel devenir pour le pays déchiré entre l'appel des lumières
et celui des ténèbres ? La tragédie chemine entre des lieux
mythiques : la mosquée, la morgue, le cimetière, le petit
port, la barque qui « croise » la croisière sur une mer
en colère... « Allez
savoir pourquoi, cette année, avril a repris d'une main froide et
venteuse ce que le soleil de février lui avait promis ».
Le dernier chapitre « printemps
précoce, gelées tardives »
ne nomme toujours pas la Tunisie.
Survivra t-elle au naufrage ?
Le
second ouvrage de ma sélection estivale revient à Olfa Belhassine,
ma cousine par la cuisse de Jupiter, qui mériterait pour la fierté
des miens d'être la fille de mon oncle. Cette introduction pour
annoncer que l'éloge qui suit n'est pas du copinage car de ma vie –
avec regrets - je n'ai jamais croisé le regard d'Olfa. C'est une
journaliste tunisienne au talent et à l'indépendance affirmée. Son
livre écrit à quatre mains avec sa consoeur Hédia Baraket « Ces
nouveaux mots qui font la Tunisie » publié chez Cérès
production est savant et intelligent.
Les
auteures auraient pu se contenter de compiler l'intégralité des
nombreux articles qu'elles ont écrits
depuis la révolution et de les publier sous la forme d'une
chronologie ou d'un dictionnaire, elles ont préféré se laisser
guider par les mots : ceux qui fusent des foules en colère, des
débats houleux, des graffiti muraux. Ainsi, chaque chapitre commente
et analyse l'histoire d'un mot nouveau, d'un mot d'ordre.
C'est
de bonne logique car au commencement était le Verbe... prologue de
toutes les révolutions !
En
langue arabe, le verbe possède trois syllabes qui se déclinent et
se vocalisent en trois tons. Pour inventer des slogans, c'est une
bénédiction ! La politique tunisienne est une succession de
formules. L'ancien régime avait les siennes, la révolution en a
enfanté de nouvelles. Les auteures ont choisi une soixantaine de
mots ou expressions, prétextes à l'analyse et au retour d'histoire.
C'est fouillé, dense, abondant, complet (kamel) rigoureux.
En
amuse gueule, il faut déguster les deux pages consacrées à
« Houthâla Francophoniya » (résidus de Francophonie) ;
qualificatif lancé à la députée
de la circonscription des tunisiens de France Karima Souid lors de sa
première intervention hésitante à l'Assemblée nationale par un
collègue analphabète bilingue au motif que la « langue
arabe est sacrée, elle est au dessus de la Constitution et de toutes
les Lois »
En
attendant son improbable traduction en arabe la contribution de
Mesdames Belhassine et Baraket écrite bil frankoufouniya est
assurément la meilleure synthèse du moment sur la Tunisie
post-révolutionnaire même si parfois elle agace par la redondance
de propos « entre soi » qui fleure bon les salons de La Marsa.
Un
livre de sciences po incontournable à mettre entre toutes les mains
de ceux qui veulent comprendre les maux d'une Tunisie qui joue avec
les mots.... à moins que ce ne soient
les mots qui se jouent de la Tunisie.
Le
troisième ouvrage que j'ai dévoré a été écrit avec clarté et
précision par un savant resté discret toute sa vie. Car cet
historien ne voulait pas avoir d'histoires avec les puissants
vainqueurs qui fabriquent
les légendes, alors il se tut et écrivit en cachette. C'est seulement après la
révolution, quelques mois après sa mort, que sa veuve et son fils
publient ses travaux qui constituent de ce fait le premier livre
d'Histoire.
Car
la plupart des historiens tunisiens ont raconté des sornettes pour
plaire aux tyrans : les Ottomans, les Français, les Bourguiba
et j'en passe, qui tous voulaient occulter le passé pour mieux
glorifier le présent. Ne serait-ce que pour cette raison, l'ouvrage
de Moncef Dellagi est majeur « Abdelaziz
Thâalbi, naissance du mouvement national tunisien »
(préface remarquable de Kmar Bendana) aux éditions
Carthaginoiseries.
Cheikh
Thâalbi homme de politique et de religion est né en 1875. Il fut
géant en tout : de stature, d'éloquence, d'indépendance,
d'intransigeance. Un rebelle au mauvais caractère. Il est le père
incontestable du nationalisme tunisien, le fondateur du Destour à
qui le jeune et fringant Bourguiba ravira la première place de
l'histoire.
Mais
l'important n'est pas seulement dans la réhabilitation posthume d'un
inestimable oublié, ni même dans la restitution de la vérité
d'une époque escamotée - celle de la Tunisie Française- , mais
dans la posture inimaginable du théologien que révèle Moncef
Dallagi.
En
voici un florilège: ….c'est
à tort que
la femme musulmane se voile la figure....le Coran recommande la
tolérance la plus grande en matière de religion, la liberté et le
respect de toutes les opinions....les versets sur les juifs
et le jihad sont à replacer dans la parenthèse du contexte
historique et politique de la conquête de Médine...
Cerise
sur le gâteau : « ce
n'est que par une interprétation saine, vraie, libérale, humaine et
sociale, en un mot conforme aux principes de la Révolution française
qui sont les principes du Coran, que le musulman puisera les éléments
capables de faire de lui un homme libre... »
C'était
en 1904 !
Révolutionnaire !
Cheikh
Abdelaziz Thâalbi proclamait aussi qu'un peuple qui n'a pas
d'histoire n'a pas de dignité. La sienne admirablement révélée
par Moncef Dellagi est à découvrir de toute urgence pour comprendre
que dans le séisme qui secoue les terres d'islam, la Tunisie depuis plus d'un siècle, est aux avant gardes d'une mutation.
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