Les
Tunisiens toujours souffrants résistent vaillamment. Ils sont à
l'image des palmiers bordant les avenues. Ces arbres majestueux
proprement décapités à cause d'un virus pernicieux, renaissent
timidement. Ils laissent entrevoir en haut de leur tronc nu, quelques
plumeaux verdoyants sous un soleil filtré par des petits nuages
blancs. La lumière de Tunisie est jouvence, elle chasse les idées
sombres par la seule contemplation de sa beauté inouïe.
Par
un exploit universellement salué, le pays a traversé l'épreuve
sans bain de sang. Fier et soulagé mais désabusé par l'expérience
de vaines tentatives et d'espoirs déçus, il fera mieux la prochaine
fois idha chaab yourid, si
le peuple le veut.
Mais
au bout du compte, était-ce vraiment une révolution ?
Aucune
typologie ne permet de caractériser le soulèvement tunisien
tellement dissemblable aux
autres : sans fracture, sans violence, sans libérateur, sans
comparaison, sans précédent. Notre grille de lecture occidentale
est inappropriée. Et si la révolution tunisienne authentiquement
arabe et musulmane, mélange de thawra et de fitna, avait pour
seule perspective le retour au point zéro de l'origine ? Pour
explorer cette voie et appréhender la spécificité tunisienne il
faut lire absolument « Tunisie,
une révolution en terre d'islam »
de Yadh Ben Achour édité à Tunis par Cérès Editions grâce au
concours de la Fondation Bavaroise Hanns Seidel. Ouvrage que l'on
espère prochainement distribué en France.
L'observation
de la vie politique quotidienne semble corroborer cette piste de
réflexion.
Qui
dirige le pays ? Interroge à la une le principal quotidien
francophone. Où se trouve le pouvoir réel ? À la Présidence,
au Premier ministère, à l'Assemblée des députés ? Questions
posées, réponses mystères. Pourtant, l'homme de la rue ou le
premier chauffeur de taxi venu vous indiquera l'adresse des maîtres
de la Tunisie.
Incontestablement
Cheikh Rached Ghannouchi est le zaïm. Bien que n'exerçant aucune
fonction officielle, le leader du parti majoritaire agit en
dépositaire du destin des Tunisiens. À la manière de l'Iran, il
est le « Guide » qui impulse les grandes orientations.
Son agenda est celui d'un chef d'État. Il réunit
les
divergents et scelle les compromis. Avec discrétion, sans en avoir
l'air, il est la source de toutes les décisions importantes. Son
influence empiète même sur le domaine régalien de la politique
étrangère où ses initiatives et son agenda de rencontres notamment
pour dénouer le conflit en Libye, mettent la diplomatie
« officielle » en porte à faux. Bon gré mal gré,
Président, et Parlement s'en accommodent faute de pouvoir suivre le
tempo. Le nonagénaire Président de la République inaugure les
chrysanthèmes, l'octogénaire Président de l'Assemblée fait
tapisserie.
Dans
ce domaine comme ailleurs, l'esprit et la lettre de la constitution
du 10 février 2014 sont allègrement transgressés.
À
la manœuvre des affaires courantes, il y a une jeune équipe
gouvernementale composée de technocrates entreprenants qui tentent
de corriger l'image du pays auprès des bailleurs de fonds. C'est
plutôt réussi. En novembre dernier, conseillé par Dominique
Strauss-Khan, le Premier ministre Youssef Chahed, a engrangé les
promesses de crédits faramineux pour près de 14 milliards de
dollars. De quoi faire décoller l'économie.
La
tâche ne sera pas facile car le pays est gangréné par les mafieux,
maîtres des prébendes et de la contrebande. Les seconds couteaux de
Ben Ali sont devenus les premières gâchettes du pays. Ils régentent
les trafics illicites avec l'Algérie et la Libye, ils pillent et
démolissent la fonction publique, ils sont intouchables. Les
affairistes de l'ancien régime et les nouveaux commerçants
islamistes font bon ménage, rien ne leur résiste. L'iniquité et le
marchandage se répandent dans toutes les couches de la société.
L'argent douteux domine les idées et les convictions les plus
ancrées. Entre les affamés et les rassasiés, entre ceux du Sud et
ceux du Nord, l'islam tempère encore la lutte des classes. Mais pour
combien de temps ?
Symbole
d'une justice humiliée au sommet : le chef du contentieux de
l'État, juriste de très haut vol s'est enfui à l'étranger. En
contre-point,
l'Instance Vérité Dignité présidée par la courageuse Sihem Ben
Sédrine poursuit les auditions publiques des
récits de la honte. Devant leur télévision, les
Tunisiens
hébétés découvrent quelques échantillons des abominations de la
dictature. Quelques 62 000 victimes patientent sans se faire
d'illusions, espérant qu'à défaut de justice l'État leur
demandera pardon.
Contre
vents et marée, les fonctionnaires vertueux ; en surnombre,
sous-payés mais sous-corrompus, assurent le service public minimum
pendant que l'éducation et la santé de qualité sont abandonnées
au
secteur privé.
Comme
au temps de Ben Ali, la police est au cœur du système.
Incontournable et courtisée elle arbitre la situation. Elle couve de
sa protection rapprochée tous les acteurs politiques. Les vieux se
souviennent du temps où Bourguiba faisait sa promenade au milieu des
touristes et que le Premier ministre Nouira jouait au backammon dans
un café populaire de l'Ariana. Ya hasra ! Dangers réels ou
supposés, depuis l'assassinat des députés de gauche Belaïd et
Brahmi en 2013 les gens importants portent des sous-vêtements en
kevlar. Ils craignent le retour des mercenaires tunisiens de Daech et
d'Al Qaïda, 6 000 selon la CIA, qui du jour au lendemain
pourraient mettre le pays à feu et à sang et menacer toute la
région.
Cette
armée d'égorgeurs
de l'ombre est devenue
l'unique marqueur de l'identité tunisienne sur la scène
internationale.
À
Paris, le retour des jihadistes binationaux nourrit les phantasmes et
les inquiétudes sécuritaires sur fond de campagne électorale. À
Washington, on considère que la petite Tunisie (de la taille de la
Floride) mérite d'être
protégée à cause de sa situation géostratégique sur le détroit
de Messine où patrouillent les navires de l'OTAN.
Décidément,
la Tunisie semble revenir à son point de départ. Comme en 2011,
rien n'est prévisible tout est possible, même la Révolution.
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