jeudi 23 février 2017

En Tunisie tout est possible, même la révolution

Les Tunisiens toujours souffrants résistent vaillamment. Ils sont à l'image des palmiers bordant les avenues. Ces arbres majestueux proprement décapités à cause d'un virus pernicieux, renaissent timidement. Ils laissent entrevoir en haut de leur tronc nu, quelques plumeaux verdoyants sous un soleil filtré par des petits nuages blancs. La lumière de Tunisie est jouvence, elle chasse les idées sombres par la seule contemplation de sa beauté inouïe.

Par un exploit universellement salué, le pays a traversé l'épreuve sans bain de sang. Fier et soulagé mais désabusé par l'expérience de vaines tentatives et d'espoirs déçus, il fera mieux la prochaine fois idha chaab yourid, si le peuple le veut.
Mais au bout du compte, était-ce vraiment une révolution ?
Aucune typologie ne permet de caractériser le soulèvement tunisien tellement dissemblable aux autres : sans fracture, sans violence, sans libérateur, sans comparaison, sans précédent. Notre grille de lecture occidentale est inappropriée. Et si la révolution tunisienne authentiquement arabe et musulmane, mélange de thawra et de fitna, avait pour seule perspective le retour au point zéro de l'origine ? Pour explorer cette voie et appréhender la spécificité tunisienne il faut lire absolument « Tunisie, une révolution en terre d'islam » de Yadh Ben Achour édité à Tunis par Cérès Editions grâce au concours de la Fondation Bavaroise Hanns Seidel. Ouvrage que l'on espère prochainement distribué en France.
L'observation de la vie politique quotidienne semble corroborer cette piste de réflexion.

Qui dirige le pays ? Interroge à la une le principal quotidien francophone. Où se trouve le pouvoir réel ? À la Présidence, au Premier ministère, à l'Assemblée des députés ? Questions posées, réponses mystères. Pourtant, l'homme de la rue ou le premier chauffeur de taxi venu vous indiquera l'adresse des maîtres de la Tunisie.
Incontestablement Cheikh Rached Ghannouchi est le zaïm. Bien que n'exerçant aucune fonction officielle, le leader du parti majoritaire agit en dépositaire du destin des Tunisiens. À la manière de l'Iran, il est le « Guide » qui impulse les grandes orientations. Son agenda est celui d'un chef d'État. Il réunit les divergents et scelle les compromis. Avec discrétion, sans en avoir l'air, il est la source de toutes les décisions importantes. Son influence empiète même sur le domaine régalien de la politique étrangère où ses initiatives et son agenda de rencontres notamment pour dénouer le conflit en Libye, mettent la diplomatie « officielle » en porte à faux. Bon gré mal gré, Président, et Parlement s'en accommodent faute de pouvoir suivre le tempo. Le nonagénaire Président de la République inaugure les chrysanthèmes, l'octogénaire Président de l'Assemblée fait tapisserie.
Dans ce domaine comme ailleurs, l'esprit et la lettre de la constitution du 10 février 2014 sont allègrement transgressés.

À la manœuvre des affaires courantes, il y a une jeune équipe gouvernementale composée de technocrates entreprenants qui tentent de corriger l'image du pays auprès des bailleurs de fonds. C'est plutôt réussi. En novembre dernier, conseillé par Dominique Strauss-Khan, le Premier ministre Youssef Chahed, a engrangé les promesses de crédits faramineux pour près de 14 milliards de dollars. De quoi faire décoller l'économie.
La tâche ne sera pas facile car le pays est gangréné par les mafieux, maîtres des prébendes et de la contrebande. Les seconds couteaux de Ben Ali sont devenus les premières gâchettes du pays. Ils régentent les trafics illicites avec l'Algérie et la Libye, ils pillent et démolissent la fonction publique, ils sont intouchables. Les affairistes de l'ancien régime et les nouveaux commerçants islamistes font bon ménage, rien ne leur résiste. L'iniquité et le marchandage se répandent dans toutes les couches de la société. L'argent douteux domine les idées et les convictions les plus ancrées. Entre les affamés et les rassasiés, entre ceux du Sud et ceux du Nord, l'islam tempère encore la lutte des classes. Mais pour combien de temps ?
Symbole d'une justice humiliée au sommet : le chef du contentieux de l'État, juriste de très haut vol s'est enfui à l'étranger. En contre-point, l'Instance Vérité Dignité présidée par la courageuse Sihem Ben Sédrine poursuit les auditions publiques des récits de la honte. Devant leur télévision, les Tunisiens hébétés découvrent quelques échantillons des abominations de la dictature. Quelques 62 000 victimes patientent sans se faire d'illusions, espérant qu'à défaut de justice l'État leur demandera pardon.
Contre vents et marée, les fonctionnaires vertueux ; en surnombre, sous-payés mais sous-corrompus, assurent le service public minimum pendant que l'éducation et la santé de qualité sont abandonnées au secteur privé.

Comme au temps de Ben Ali, la police est au cœur du système. Incontournable et courtisée elle arbitre la situation. Elle couve de sa protection rapprochée tous les acteurs politiques. Les vieux se souviennent du temps où Bourguiba faisait sa promenade au milieu des touristes et que le Premier ministre Nouira jouait au backammon dans un café populaire de l'Ariana. Ya hasra ! Dangers réels ou supposés, depuis l'assassinat des députés de gauche Belaïd et Brahmi en 2013 les gens importants portent des sous-vêtements en kevlar. Ils craignent le retour des mercenaires tunisiens de Daech et d'Al Qaïda, 6 000 selon la CIA, qui du jour au lendemain pourraient mettre le pays à feu et à sang et menacer toute la région.
Cette armée d'égorgeurs de l'ombre est devenue l'unique marqueur de l'identité tunisienne sur la scène internationale.

À Paris, le retour des jihadistes binationaux nourrit les phantasmes et les inquiétudes sécuritaires sur fond de campagne électorale. À Washington, on considère que la petite Tunisie (de la taille de la Floride) mérite d'être protégée à cause de sa situation géostratégique sur le détroit de Messine où patrouillent les navires de l'OTAN.
Décidément, la Tunisie semble revenir à son point de départ. Comme en 2011, rien n'est prévisible tout est possible, même la Révolution.


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