Une
révolution silencieuse est en train de projeter l'Arabie Saoudite
vers un destin dont nul ne peut prédire s'il sera salutaire ou
dévastateur. L'artisan de ce bouleversement discret est un jeune
Prince ambitieux, Mohamed fils de Salman qui à la faveur d'un coup
d'éclat de Palais en juin dernier, a été sacré unique héritier
de son père très âgé. Il ne porte pas encore la couronne mais il
est déjà roi et demain, si Allah (et l'Amérique) le veut il
sera empereur des arabes.
Portrait
Il
y a seulement six ans, rares étaient ceux qui auraient parié un
riyal sur l'avenir de ce jeune homme nonchalant que l'on voyait
quelques fois à la belle saison déambuler sur les Champs-Élysées.
Depuis, il a conquis le
royaume en élaguant les mauvaises branches d'une cousinade qui lui
faisait de l'ombre. Son exploit au cœur d'une cour royale de
gérontes où prolifèrent
les « Duc de Guise » et les inquisiteurs de la charia
porte l'espoir de la sortie de son pays du moyen-âge.
À
31 ans, sa puissance est sans égale. Il est maître d'un richissime
royaume pétrolier sur-armé où un milliard et demi de musulmans
rêvent d'aller s'agenouiller. On le dit benêt, on le suppose
inexpérimenté et capricieux, on le moque, on le craint. D'allure
douce et placide, il a grandi à l'ombre d'une mère de fer et
d'un père de velours. Contrairement à ses frères diplômés, il
n'a pas suivi de scolarité à l'étranger. L'autodidacte est un
géant taiseux qui prise les retraites paisibles sur son yacht ou sur
une île des Maldives. Il n'est pas fêtard comme ses cousins de son
âge ; c'est un épicurien qui admire la culture japonaise,
mange des sushis et pratique la politique comme un art martial. On
aurait tort de
croire que c'est depuis sa chaise longue et par la seule grâce de
son papa qu'il est passé de l'ombre des chambellans à la lumière
des grands de ce monde car il faut avoir l'esprit rusé et des dents
acérées pour parvenir à dominer en quelques années un sérail
truffé de courtisans sournois.
Les
trois sabres
Rompant
avec la tradition des subtiles compromis feutrés, les Salman père
et fils ont conquis le pouvoir par une succession d'astucieux coups
de force écartant méthodiquement tous les prétendants au trône.
La
tâche
n'était pas facile car en quatre générations, la famille polygame
d'Abdulaziz, fondateur de la dynastie, mort en 1953, a proliféré
pour atteindre 7 milliers d'Altesses. Chacune bénéficiant d'une
rente, prébendes et privilèges à la hauteur de son rang. À la
cour, fourmilière d'intrigants, le pouvoir de la force du sabre
appartenait à trois lignées de Princes de premier rang, chacun
disposant de sa propre armée.
Ainsi,
les Sultan commandaient sans partage le Ministère de la Défense et
de l'aviation (MoDA) ; les Nayef régnaient pareillement depuis
1975 au Ministère de l'Intérieur et les Abdallah à la Garde
Nationale. Ces armées de plus de cent mille hommes sur-équipées,
dotées d'un budget sans limites ni contrôle, disposaient de ses
propres services de renseignement et de ses réseaux d'influence
diplomatique. Chacune constituait un Royaume dans le Royaume. Le roi
se contentait d'arbitrer
les querelles permanentes du sérail avec plus ou moins d'autorité.
Il n'était pas le monarque absolu que le protocole laissait
supposer, mais l'otage de ses demi-frères à l'exception d'Abdallah,
le Ministre de la Garde nationale bédouine qui se tenait loyalement
à l'écart
des intrigues.
Cette
royale pétaudière ne dérangeait pas les bonnes affaires du monde,
bien au contraire, mais l'ingérence des Altesses caractérielles
dans les conflits à l'étranger échappait de plus en plus au
contrôle du protecteur américain. La multiplication des réseaux
princiers salafistes qui menaient sans logique ni concertation
leur jihad
personnalisé et meurtrier aux quatre coins du monde était devenu
incontrôlable. Après avoir vainement tenté de
les instrumentaliser, Washington s'est tardivement décidé à y
mettre bon ordre en favorisant l'émergence de la branche la moins
détestée et la moins corrompue
des Saoud. À charge pour les Salman de faire le ménage en liquidant
l'hégémonie des Sultan et des Nayef.
L'émergence
de la dynastie Salman
La
révolution de Palais commence en novembre 2011 lorsque Salman, le
populaire gouverneur de Riyad réussit à
se faire nommer ministre de la défense à la mort de son demi-frère
Sultan qui occupait le poste depuis 59 ans. Devenu roi en janvier
2015, Salman transmet le portefeuille à son benjamin de fils,
Mohamed alors âgé de 28 ans.
La
fonction semblait alors totalement hors de portée de sa juvénile
inexpérience. Le Ministère Saoudien de la Défense et de l'Aviation
(MoDA) est une forteresse gangrenée par les fournisseurs d'armes et
des officiers d'opérette peu soucieux d'encadrer les troupes de
mercenaires pakistanais,
égyptiens, soudanais...
Malgré ses arsenaux bondés de matériels sophistiqués, ses
capacités opérationnelles n'étaient pas probantes, sa mission de
défense apparaissait sans cesse détournée par les intérêts
mercantiles d'une hiérarchie corrompue.
À
peine nommé, le nouveau ministre ordonna une offensive contre le
Yémen voisin. (1) Trente mois plus tard, les effroyables
bombardements incessants qui perdurent ont entrainé une catastrophe
humanitaire dont sont victimes des millions de pauvres gens. Mais
alors que l'armée est toujours engluée sur le front de cette guerre
ingagnable, on peut
se demander si l'impulsive offensive de Salman n'avait pas pour
objectif principal d'occuper les officiers de l'armée saoudienne en
les détournant de toutes tentations
de sédition. De surcroît, ce massacre avait valeur de test
d'autorité et d'impunité sur la scène internationale car dans les
capitales biens pensantes, on protesta mollement. Il faut dire que
les commandes affluaient suite à la tournée des fournisseurs du
Prince-ministre : Moscou, Washington, Londres, Paris, Pékin...
À ses fonctions de Commandant en Chef d'une armée dispendieuse, il
avait entre temps ajouté celle de Président du Conseil Économique
de Développement qui chapeaute tous les ministères et proposé de
nationaliser au plus offrant le géant du pétrole Aramco. Le chefs
d'Etats déroulèrent le tapis rouge ; même l'empereur du
Japon ! Singulièrement, Hollande et Valls, après avoir
mordicus soutenu le clan Sultan misaient alors sur Nayef ministre de
l'intérieur de père en fils depuis 1975. Mauvaise pioche !
Celui-ci, après avoir été promu Prince héritier par le roi Salman
le temps de le distraire de son ministère, était brutalement dégagé
au premier jour du printemps dernier. Selon un observateur bien
informé, Nayef a été arrêté et mis au secret pendant toute une
nuit pendant qu'un conseil d'allégeance réuni en hâte le
destituait et nommait à sa place Mohamed Ben Salman qui depuis lors,
au coté de son vieux roi de père, règne sans partage.
Vision 2030
Contrairement
à la plupart des pays arabes qui tardent à la manœuvre, l'Arabie
contre toute attente, est passée
de la gérontocratie à la juvénilocratie. Mohamed Ben Salman a
brutalement secoué les tapis poussiéreux. Entouré de jeunes
technocrates pragmatiques il a lancé à grand renfort de
communicants un plan de développement dont l'ambition est de faire
muter la société médiévale d'Arabie vers le modèle des Emirats
Arabes Unis. Vaste programme qui se heurte à l'opposition d'une
fraction fanatisée mais porte l'espoir d'une population de 20
millions de sujets avides de consommation dont une large proportion
stagne dans un état de pauvreté inimaginable.
C'est
une révolution des mentalités car le culte wahhabite intégriste
est voué à l'adoration du passé. L'avenir n'appartient qu'à Dieu.
La planification est par conséquent une tentative quasi séditieuse
de peser sur le destin. Vision 2030 - qui s'affiche en calendrier
grégorien et non hégirien sur toutes les façades de la capitale -
s'inscrit dans une échéance qui exclut la génération des barbons
et porte l'espoir d'un renouveau. La jeunesse la plus connectée de
la planète qui représente les trois quart de la population a bien
compris le message. Ben Salman est populaire. D'autant qu'il a
multiplié les nominations de diplômés roturiers et les signes
d'une « libéralisation » des moeurs en permettant la
tenue de concerts, en autorisant la compétition sportive féminine,
en faisant libérer une gamine qui avait eu l'audace de se faire
photographier en jupe sur un lieu publique ou un gamin qui dansait la
macaréna dans la rue. Depuis que Salman a amputé les pouvoirs
d'inquisition des brigades de la « Préservation de la Vertu et
de la Lutte contre le Vice », la jeunesse soulagée multiplie
les audaces ; elle se met à rêver la fin du cauchemar. La
dernière initiative « réformiste » de la cour projète
la mise en valeur du potentiel touristique du pays par la création
de zones de loisirs sur les bords de la mer Rouge. Demain le Club Med
en Arabie ? En attendant, Ben Salman a personnellement négocié
avec l'américain Six Flags, le concurrent de Disney l'implantation
d'un gigantesque parc de loisirs qui
concurrencera ceux de Dubaï.
Mise au pas
Ces
soupirs de tolérances masquent l'impitoyable répression des
libertés. Le Prince héritier brise tous ceux qui lui résistent.
Nul n'est épargné, ce qui donne l'illusion de l'équité. La
bourgeoisie a été la première a en faire les frais. La richissime
et jadis intouchable famille Ben Laden s'est retrouvée au bord de la
faillite et le puissant groupe de BTP Oger a vacillé... (2) Le
patronat a vite compris la leçon. Depuis, aucune initiative
financière ou économique d'envergure n'est devenue possible sans
l'assentiment préalable de Ben Salman.
La
noblesse a pareillement été mise au pas. Fait sans précédent, une
altesse royale accusée de crime crapuleux a été décapitée l'an
dernier. D'aucuns pensent que l'affaire était autrement plus grave.
Bien sûr,
l'épée de Damoclès pèse plus lourd sur le simple roturier car
l'arsenal liberticide a été renforcé au nom de la lutte contre le
terrorisme. Chaque lamentation risque d'être mal interprétée et
peut valoir à l'imprudent le fouet et l'enfermement. Combien de
Badawi, de Kashgari, combien de milliers de chevaliers de La Barre
croupissent dans les cachots pour avoir osé penser ? (3)
Enfin,
le pouvoir religieux monopolisé par le clan des Al al Cheikh
descendants d'Abd-al-Wahab - fondateur du wahhabite né vers 1700 qui
s'est illustré par le nivellement des tombes et la lapidation des
femmes - est jusqu'à présent resté indifférent au réformisme de
Ben Salman qui en contrepartie, permet une hystérique et sanglante
croisade contre la minorité chiite du royaume. Les intégristes
saoudiens qui mettent les chiites au premier plan de leur haine
(avant les juifs et les mécréants) sont ravis.
La
volonté de domination des âmes s'étend au-delà
des frontières. La diplomatie religieuse saoudienne exerce une
influence envahissante dans toutes les mosquées sunnites de la
planète. Elle disposerait d'un budget faramineux de l'ordre de 9
milliards de dollars selon Pierre Conesa. Par l'or ou le fer, les
musulmans doivent se soumettre. En premier lieu les proches voisins.
Après l'invasion du Yémen voisin, Salman est déterminé à
rabattre le caquet à l'arrogant petit Qatar dont l'Émir soutient
les Frères Musulmans et le Hezbollah mais surtout, qui affiche une
posture de fermeté vis-à-vis
d'Israël et de compromis envers l'Iran. Tout le contraire de
l'Arabie. À la stupéfaction générale, en juin dernier, l'Arabie a
fermé ses frontières et placé Doha en quarantaine. (4) Depuis,
l'émirat clame crânement « même pas mal » avant de se
résoudre à mettre bientôt un genou à terre. La communauté
internationale est bien embarrassée car entre ceux qui encagent les
poètes et ceux qui fouettent les bloggers, il ne s'agit pas
d'évaluer la capacité de malfaisance des sectateurs wahhabites,
mais leur pouvoir d'achat.
Cette
crise profite aux États Unis dont les entreprises
gagnent des parts de marchés au
détriment des européens qui tentent tour à tour sans illusion une
médiation. Tous les émissaires de bonne volonté se sont fait
éconduire par Salman, car le rôle est réservé à Donald Trump
dont la nouvelle politique saoudienne a les faveurs.
Vers
l'Empire d'Arabie
Le
Président des États-Unis n'est pas mécontent de la disgrâce de
Nayef et des ennuis de l'Émir du Qatar car l'un et l'autre avaient
généreusement financé la campagne électorale d'Hillary Clinton.
Pourtant, au-delà
de cette petite satisfaction, Trump ne peut ignorer que l'Arabie est
le premier propagandiste de l'islamiste sectaire qui propage la haine
et financent l'intolérance sur tous les continents. Mais
il a fait semblant de l'ignorer,
exercice qui lui était aisé. Mieux, il a créé à Riyad un Centre
mondial de lutte contre les idéologies extrémistes ! Mais aux
Saoudiens qui avaient racheté au prix fort leur nouveau statut de
repenti il a lancé une menace à peine voilée : « Il
y a un choix à faire entre deux futurs – et c’est un choix que
les États-Unis ne peuvent pas faire à votre place. Si vous
choisissez d’emprunter le chemin du terrorisme, votre vie sera
vidée de toute substance, votre vie sera brève et votre âme sera
damnée à tout jamais »
Discours du 21 mai 2017 au sommet arabe islamo-américain de Riyad.
Mohamed
Ben Salman a clairement compris le message. Il porte désormais le
destin d'appliquer à la lettre la feuille de route US. S'il réussit,
le demi-roi deviendra Empereur de la péninsule arabe dominant le
pétrole mondial et 100 millions de sujets.
Sinon, le Pentagone a sans doute prévu un plan B. Mais le Saoudien
ne trahira pas le deal topé avec l'Américain... du moins, tant que
Donald Trump occupera la Maison Blanche.
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