« Une
nuit en Tunisie » est le titre d'une mélodie sirupeuse qui a
valu au petit pays une renommée planétaire. Depuis soixante dix ans
partout dans le monde, aux sons de la trompette de Dizzy Gilesppie,
des couples d'amoureux s'étreignent sous les étoiles et dansent
langoureusement les paupières closes en rêvant qu'ils sont en
Tunisie le pays des nuits inoubliables.
Le
soir, à la belle saison, à Hammamet, Kélibia, Zarzis, La Marsa...
la jeunesse tunisienne se rassemble en couple par milliers pour
regarder la mer et murmurer des mots d'amour. Allongés sur la plage,
tapis derrière un rocher ou pelotonnés dans une voiture garée au
surplomb de la corniche ils se fabriquent secrètement les souvenirs
de délices qu'ils partageront durant toute leur existence.
Las,
parfois dans l'ombre, rode le prédateur, le chasseur de primes, le
rançonneur de bonheur. Généralement pour l'éloigner, il suffit de
lui jeter des pierres, un paquet de cigarettes ou quelques
dinars...Plus ennuyeuse est la ronde de police, officiellement
chargée de traquer le terroriste et subsidiairement de veiller aux
bonnes mœurs islamiques. Elle interpelle les couples sans
ménagement. Généralement, l'homme se précipite au devant du
brigadier de police avec un sourire engageant, un discours
conciliant, voire quelques billets. Et la maréchaussée passe son
chemin. Le tarif dépend du lieu, de la mise du couple et de la
marque de la voiture... il devient hors de prix si le pandore flaire
le crime d'adultère ou d'homosexualité. Ce petit jeu malsain est un
héritage de la dictature de Ben Ali.
Le
30 novembre dernier Nessim et sa copine sont interpelés
dans leur voiture stationnée devant la jolie baie de Gammarth. Ils
présentent leurs papiers. Il est citoyen de France, elle est
tunisienne. Il est d'origine algérienne mais ne parle pas l'arabe.
Il se croit en état de droit, il invoque la loi. Les policiers ne
comprennent pas la langue de Molière et encore moins qu'un musulman
soit incapable de s'exprimer dans celle du prophète. La cause du
couple est vite entendue et sans autre forme de procès on les met au
trou.
Samedi
et dimanche passent. Le lundi, les ministères et la Présidence sont
informés. Les avis divergent entre les partisans de la fermeté et
ceux qui pensent qu'à 48 heures de la visite du Premier ministre
français, l'affaire peut faire désordre. Les va-du-menton
l'emportent. Alors le parquet accélère la procédure et le Mercredi
4 octobre le juge cantonal de Carthage sur les seuls témoignages des
policiers, condamne les amoureux à quatre mois de prison pour
attentat à la pudeur, rébellion etc... C'est ubuesque. Les réseaux
sociaux lancent l'alerte.
Le
5 octobre Edouard Philippe débarque à Tunis à la tête d'une
délégation d'industriels. Cette visite, la première du genre hors
d'Europe pour le nouveau Premier ministre français passe
médiatiquement inaperçue ; elle est phagocytée par
« l'affaire du bisou » qui fait le buzz. Recevant la mère
et l'avocat de Nessim, l'ambassadeur de
France Olivier Poivre d'Arvor se déclare « préoccupé
mais confiant dans la justice tunisienne pour trouver une issue
heureuse lors du procès en appel ».
Les démocrates tunisiens qui ne
partagent pas cet optimisme se mobilisent. Publiant la photo d'une
embrassade avec son épouse le député Raouf el May demande
ironiquement à quel commissariat il doit aller se constituer
prisonnier. Une pétition à peine lancée rassemble plus de 10 000
signatures...On proclame que le 4 octobre sera désormais la journée
mondiale du baiser... De Djakarta à Santiago l'événement
fait la une des journaux. La Tunisie est la risée du monde !
Empêtré,
le gouvernement tente maladroitement de discréditer les
amoureux : « le
délinquant, un trentenaire franco-algérien était nu, sa compagne
tunisienne de dix ans plus âgée avait retiré ses dessous... »
À la télévision le porte parole du ministère de la justice dérape « il ne suffit
pas d'avoir la nationalité française pour se croire tout permis »
Et si l'amoureux avait été de nationalité américaine ou
saoudienne demandent les internautes ? Le 27 octobre, alors
que tous attendaient une issue honorable à cette mauvaise farce, la
cour d'appel devant une dizaine d'avocats bénévoles expédie
l'affaire, confirme la sentence diminuée de quelques journées de
prison et renvoie les amoureux derrière les barreaux.
Ce
fait divers lamentable n'est pas seulement selon la formule du
caricaturiste blogueur -Z- « la
partie émergente d'un Iceberg plongé dans les profondeurs des
marécages troubles de notre culture, où se mélangent les poisons
de la religion, de la flicaille, d'une justice aux ordres et du
voyeurisme malsain d'une société frustrée sexuellement... »(1)
il traduit aussi la
tension diplomatique feutrée entre Paris et Tunis mais surtout il
révèle les tactiques politiciennes du pouvoir.
En
se comportant en gardien républicain de la séparation des pouvoirs
- ce qui est louable -, mais aussi en chantre du salafisme, - ce qui
l'est moins -, le Premier ministre Chahed et le Président Caïd
Essebsi ont choisi de gérer la crise au mieux de leurs intérêts
politiques du moment qui consiste à rallier les nostalgiques de la
dictature et les islamistes radicaux.
Si
la gestion tunisienne des ébats amoureux a pu choquer les esprits
éclairés, elle a été applaudie par les obscurantistes de tous
bords et notamment par les saoudiens. Pour le Président Caïd
Essebsi qui multiplie les gestes aimables en direction de Riyad avec
l'arrière pensée d'isoler les islamistes d'Ennahda fidèles au
Qatar grand rival de l'Arabie Saoudite, c'est tout bénéfice.
C'est
en revanche une catastrophe pour le tourisme - déjà sinistré
depuis la tuerie de 39 estivants britanniques sur la plage de Sousse
en juin 2015 – qui aura du mal à effacer l'image du couple encagé
pour un baiser. Et ce n'est pas la récente décision du gouvernement
de faciliter la délivrance de visas aux Saoudiens et aux Émiriens
qui compensera la désaffection navrée des européens pour un pays
où l'arbitraire fait de l'excès de zèle.
Face
à ces petits calculs politiciens et aux dérives sécuritaires, les
démocrates tunisiens luttent avec la seule liberté qu'ils ont su
gagner et préserver depuis la chute de la dictature: celle de
la parole. La société civile bouillonne d'échanges verbaux, elle
croule sous les mots. On proteste, on s'invective à tout bout de
champ partout et par tous les canaux. Selon la formule arabe « on
soulage son coeur », on dénonce, on crie...mais tout en
gardant les mains derrières le dos. Comme si on n'avaient d'autres
choix que de vociférer ou de s'immoler.
L'inquiétude
est palpable. Six ans après la révolte de Bouazizi, le constat est
accablant: les riches sont plus riches, les pauvres sont plus
pauvres. Les disparités régionales se sont accentuées, l'inflation
galope, la monnaie s'effondre, le chômage gangrène une large
proportion de la population qui en est réduite à survivre
d'expédients et de petits trafics hasardeux. Heureusement cette
année le ciel a été généreux, les récoltes sont abondantes, ce
n'est pas la faim qui réveillera la colère des petites gens.
Mais
l'injustice du quotidien est le ferment d'une révolte qui gronde.
Dans l'un de ses derniers articles, la journaliste Lilia Blaise
documente la dérive de l'institution : « Surchargée,
en manque de tribunaux spécialisés, la justice tunisienne va mal.
Elle est également aux prises avec la lenteur des procédures
administratives et un système de corruption qui perdure. Elle est
enfin en peine de jurisprudence dans les cas de torture, de
corruption ou de droits des femmes. »(2)
Le
Code Pénal liberticide qui permettait à Ben Ali de soumettre les
dissidents par le chantage d'un emprisonnement est pour partie
toujours en vigueur.(3)
Il aura fallu trois ans de débats pour que le législateur amende
enfin la loi sur le cannabis qui condamnait systématiquement chaque jour 60 à 80
jeunes fumeurs à un an de prison. Mais selon les observateurs des
droits de l’Homme, les nouvelles dispositions notamment celles sur la garde à vue sont rarement observées et la pratique des aveux sous la torture
perdure.
Pour
autant, il faut relativiser. Le pire est ailleurs. Occulté par le
bisou. Peu de médias ont relayé la dépêche de l'horreur :
dans la nuit du 8 octobre, au
large de l'île Kerkennah un navire de la marine tunisienne a heurté
une embarcation de passeurs clandestins. 38 migrants ont pu être
sauvés,
52 sont morts noyés.
(2)https://www.mediapart.fr/journal/international/221017/en-tunisie-la-justice-entre-hasard-et-arbitraire?
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