dimanche 30 juin 2019

Tunisie, le jeudi noir


"En démocratie, les pauvres sont rois parce qu'ils sont en plus grand nombre, et parce que la volonté du plus grand nombre a force de loi" 
Aristote, précurseur de l'humour noir.


Ce jeudi matin dans le centre de Tunis, deux kamikazes se sont fait exploser au milieu de policiers. Encore sous le choc, l'ami d'enfance raconte : « ... j'étais en voiture avenue de France à 30 m  de l'explosion. Soudain, un éclair dans mon rétroviseur , un grand bruit... Le plus impressionnant c'est la panique de la foule, hyper dense, sortie des souks et des ruelles adjacentes...ça fuyait, ça revenait, suivaient les policiers très nombreux qui avaient dégainé... Quelqu'un a hurlé : attention à une deuxième explosion ! La panique fut totale... Ma femme a quitté la voiture en courant vers je ne sais où. Sidéré, je suis resté au volant... »
L'après midi, radio-trottoir bruissait de la mort du Chef de l'État, 92 ans, victime d'un malaise et transporté d'urgence à l'hôpital.

Un régime des affaires
À l'approche des élections législatives et présidentielles qui auront lieu à l'automne, la situation est confuse. En Tunisie, la politique est devenue un moyen commode et rapide de s'enrichir. Une charge de maire, un mandat de député, et c'est la fortune assurée. Certes, tous ne sont pas corrompus, beaucoup résistent, beaucoup découragés se résignent, baissent les bras et abandonnent le combat. La pression des puissants est omnipresente. Un exemple ? Il y a quelques jours, une députée Mme Sana Marseni vote contre l'octroi d'un permis de prospecter à la compagnie pétrolière italienne ENI dans laquelle – coïncidence fâcheuse - travaille son mari. Le lendemain, il est licencié.
Comment résister au manque d'argent cause de toutes les angoisses : celles du chômeur sans secours, du journalier agricole à 3 euros les 10 heures de labeur ; de l'ouvrière qui coud des chemises à 100 euros par mois ; des fonctionnaires et de l'ensemble de la classe moyenne que l'inflation et la dégradation de la protection sociale ont fragilisées.

Un régime des partis
La Tunisie compte quelques 200 partis politiques. 18 sont représentés à l'assemblée. Malgré leurs profondes divergences, huit d'entre eux se sont coalisés pour désigner il y a trois ans Youssef Chahed Premier ministre de bonne composition. L'homme sans liberté de manœuvre n'est pas maladroit, il gère tant bien que mal la pagaille que sèment les partis de sa majorité et de l'opposition, tente timidement de circonscrire les calamités économiques de la corruption et de la contrebande. Mais malgré un bilan honorable, les perspectives électorales qui se rapprochent ne laissent pas présager un destin à la mesure des ambitions de son camp.
C'est sans doute pourquoi, le 18 juin dernier, alarmés par des sondages qui les donnaient sévèrement battus aux prochaines élections, les partis de droite au pouvoir ( islamistes, libéraux, conservateurs...) ont voté dans la précipitation des amendements discriminatoires pour éliminer trois de leurs plus redoutables opposants au casting étonnant : M Kais Sayed, un intransigeant professeur de droit ; Mme Abir Mousi une nostalgique de la dictature ; Mme Olfa Terras-Rambourg, co-présidente d'une fondation culturelle avec son époux franco-canadien ancien trader sympathisant d'Emmanuel Macron ; et surtout M Nabil Karoui, propriétaire d'une chaine de télévision qui fait une campagne clivante.

L'ovni Karoui
Il est l'épouvantail suprême, l'empêcheur de tourner en rond. À 55 ans, il est riche à millions  gagnés sans trafiquer les importations, sans spéculer ni faire suer le burnous, mais en vendant de la publicité, de la distraction et de l'information. Il a construit sa légende au lendemain de la mort accidentelle de son fils il y a quelques années, créant alors une fondation de charité qui porte le prénom de son cher disparu et le nom du pays « Khalil Tounis ». Depuis, il sillonne la Tunisie en distribuant des secours aux plus démunis sous l'oeil complaisant des caméras de sa chaine de télévision Nessma qui pulvérise des records d'audience . Qualifié de populiste, de clientéliste, de Coluchiste... il a réussi à entrainer dans sa caravane de la compassion façon Lions Club une cinquantaine de millionnaires et de technocrates vers la découverte des réalités de la Tunisie profonde : celle de l'injustice et de la misère. Sa machine à propagande d'une redoutable efficacité sature les réseaux sociaux au point d'être fortement suspectée d'avoir sous-traité à une firme israélienne spécialisée la création de deux centaines de faux comptes Facebook chargés de dénigrer ses rivaux. Reste que Karoui est un des rares orateurs à pouvoir affronter la foule des villages reculés sans risquer de se faire conspuer et que son ascension fulgurante à cent jours des échéances électorales présentait un imminent péril pour l'avenir des élus en place.

La constitution à l'épreuve
La façon dont il a été écarté a provoqué une vague d'indignation et divisé la société civile au motif qu'elle renforce le clan des réactionnaires nostalgiques qui clament « tous pourris » et réclament un zaïm sans faiblesse. La très respectée ONG Al-Bawsala, observatrice indépendante qui veille au respect des droits fondamentaux et des libertés en Tunisie a déploré dans un communiqué « le passage en force » du législateur qui «  rappelle certaines pratiques de la dictature et constitue un précédent dangereux pour les prochaines échéances électorales ». Mots lourds de sens qui traduisent le sentiment de malaise des démocrates sincères..
Les juristes déplorent ces amendements maladroits, inopportuns et taillés sur mesure que les juges de la cour constitutionnelle ne peuvent pas censurer et pour cause : ils attendent depuis cinq ans d'être désignés. L'autre voie de recours passe par le Président de la République qui pourrait réclamer une nouvelle délibération et un vote à la majorité des trois-cinquième ; mais tiraillé, Béji Caïd Essebsi du fond de son lit d'hôpital n'en finit pas d'hésiter. Depuis le jeudi noir, certains prétendent qu'il est mourant et spéculent sur la vacance du pouvoir, d'autres avancent malicieusement que le vieux diplomate victime d'une indigestion constitutionnelle passagère s'apprête à ressusciter sa candidature pour un nouveau mandat.




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