"En démocratie, les pauvres sont rois parce qu'ils sont en plus grand nombre, et parce que la volonté du plus grand nombre a force de loi"
Aristote, précurseur de l'humour noir.
Ce jeudi matin dans le centre de Tunis, deux kamikazes se sont fait exploser au milieu de policiers. Encore sous le choc, l'ami d'enfance raconte : « ... j'étais en voiture avenue de France à 30 m de l'explosion. Soudain, un éclair dans mon rétroviseur , un grand bruit... Le plus impressionnant c'est la panique de la foule, hyper dense, sortie des souks et des ruelles adjacentes...ça fuyait, ça revenait, suivaient les policiers très nombreux qui avaient dégainé... Quelqu'un a hurlé : attention à une deuxième explosion ! La panique fut totale... Ma femme a quitté la voiture en courant vers je ne sais où. Sidéré, je suis resté au volant... »
L'après
midi, radio-trottoir bruissait de la mort du Chef de l'État, 92 ans, victime d'un malaise et transporté d'urgence à l'hôpital.
Un
régime des affaires
À
l'approche des élections législatives et présidentielles qui
auront lieu à l'automne, la situation est confuse. En Tunisie, la
politique est devenue un moyen commode et rapide de s'enrichir. Une
charge de maire, un mandat de député, et c'est la fortune assurée.
Certes, tous ne sont pas corrompus, beaucoup résistent, beaucoup
découragés se résignent, baissent les bras et abandonnent le
combat. La pression des puissants est omnipresente. Un exemple ?
Il y a quelques jours, une députée Mme Sana Marseni vote contre
l'octroi d'un permis de prospecter à la compagnie pétrolière
italienne ENI dans laquelle – coïncidence fâcheuse - travaille son mari. Le
lendemain, il est licencié.
Comment
résister au manque d'argent cause de toutes les angoisses :
celles du chômeur sans secours, du journalier agricole à 3 euros
les 10 heures de labeur ; de l'ouvrière qui coud des chemises à
100 euros par mois ; des fonctionnaires et de l'ensemble de la
classe moyenne que l'inflation et la dégradation de la protection
sociale ont fragilisées.
Un
régime des partis
La
Tunisie compte quelques 200 partis politiques. 18 sont représentés
à l'assemblée. Malgré leurs profondes divergences, huit d'entre
eux se sont coalisés pour désigner il y a trois ans Youssef Chahed Premier ministre de bonne composition. L'homme sans liberté de
manœuvre n'est pas maladroit, il gère tant bien que mal la pagaille
que sèment les partis de sa majorité et de l'opposition, tente
timidement de circonscrire les calamités économiques de la
corruption et de la contrebande. Mais malgré un bilan honorable, les
perspectives électorales qui se rapprochent ne laissent pas présager
un destin à la mesure des ambitions de son camp.
C'est
sans doute pourquoi, le 18 juin dernier, alarmés par des sondages
qui les donnaient sévèrement battus aux prochaines élections, les
partis de droite au pouvoir ( islamistes, libéraux,
conservateurs...) ont voté dans la précipitation des amendements
discriminatoires pour éliminer trois de leurs plus redoutables
opposants au casting étonnant : M Kais Sayed, un intransigeant
professeur de droit ; Mme Abir Mousi une nostalgique de la
dictature ; Mme Olfa Terras-Rambourg, co-présidente d'une
fondation culturelle avec son époux franco-canadien ancien trader sympathisant d'Emmanuel Macron ; et surtout M Nabil Karoui,
propriétaire d'une chaine de télévision qui fait une campagne
clivante.
L'ovni
Karoui
Il
est l'épouvantail suprême, l'empêcheur de tourner en rond. À 55
ans, il est riche à millions gagnés sans trafiquer les
importations, sans spéculer ni faire suer le burnous, mais en
vendant de la publicité, de la distraction et de l'information. Il a
construit sa légende au lendemain de la mort accidentelle de son
fils il y a quelques années, créant alors une fondation de charité
qui porte le prénom de son cher disparu et le nom du pays « Khalil
Tounis ». Depuis, il sillonne la Tunisie en distribuant des
secours aux plus démunis sous l'oeil complaisant des caméras de sa
chaine de télévision Nessma qui pulvérise des records d'audience .
Qualifié de populiste, de clientéliste, de Coluchiste... il a
réussi à entrainer dans sa caravane de la compassion façon Lions
Club une cinquantaine de millionnaires et de technocrates vers la
découverte des réalités de la Tunisie profonde : celle de
l'injustice et de la misère. Sa machine à propagande d'une
redoutable efficacité sature les réseaux sociaux au point d'être
fortement suspectée d'avoir sous-traité à une firme israélienne
spécialisée la création de deux centaines de faux comptes Facebook
chargés de dénigrer ses rivaux. Reste que Karoui est un des rares
orateurs à pouvoir affronter la foule des villages reculés sans
risquer de se faire conspuer et que son ascension fulgurante à cent
jours des échéances électorales présentait un imminent péril
pour l'avenir des élus en place.
La
constitution à l'épreuve
La
façon dont il a été écarté a provoqué une vague d'indignation
et divisé la société civile au motif qu'elle renforce le clan des réactionnaires nostalgiques qui clament « tous pourris » et
réclament un zaïm sans faiblesse. La très respectée ONG
Al-Bawsala, observatrice indépendante qui veille au respect des
droits fondamentaux et des libertés en Tunisie a déploré dans un
communiqué « le passage en force » du législateur
qui « rappelle certaines pratiques de la dictature et
constitue un précédent dangereux pour les prochaines échéances
électorales ». Mots lourds de sens qui traduisent le
sentiment de malaise des démocrates sincères..
Les
juristes déplorent ces amendements maladroits, inopportuns
et taillés sur mesure que les juges de la cour
constitutionnelle ne peuvent pas censurer et pour cause : ils
attendent depuis cinq ans d'être désignés. L'autre voie de recours
passe par le Président de la République qui pourrait réclamer une
nouvelle délibération et un vote à la majorité des
trois-cinquième ; mais tiraillé, Béji Caïd Essebsi du fond
de son lit d'hôpital n'en finit pas d'hésiter. Depuis le jeudi
noir, certains prétendent qu'il est mourant et spéculent sur la
vacance du pouvoir, d'autres avancent malicieusement que le vieux
diplomate victime d'une indigestion constitutionnelle passagère
s'apprête à ressusciter sa candidature pour un nouveau mandat.
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