vendredi 31 janvier 2020

Tunisie, les cent jour sans faute du Président Saïed



« Moi j'ai dit bizarre ? Comme c'est bizarre.. ». Par sa stature, sa placidité, son timbre de voix, le Président tunisien fait penser à Louis Jouvet, mais les jeunes cinéphiles l'ont comparé à RoboCop, l'invincible justicier androïde. Kaïes Saïed est un ovni surgi sur la scène politique tunisienne à un moment où tous les acteurs copieusement hués menaçaient d'être lynchés. Le peuple indigné par tant de trahisons de la révolution allait mettre le pays à feu et à sang, l'élection d'un Président consensuel en octobre dernier a apaisé les tensions et porté l'espoir d'un rebond salvateur. 

L'homme providentiel
C'est sans doute la chienlit, le sens du devoir et peut-être l'oisiveté qui ont poussé ce professeur de 61 ans retraité de la faculté de droit à déposer sa candidature à la présidence de la République. Parfaitement inconnu en dehors d'un petit cercle d'étudiants, nul ne l'a d'abord remarqué ; puis, au gré de ses apparitions, chacun s'est rendu compte de la différence. Au terme de quelques débats télévisés le choix clivant devenait évident: il n'est pas comme eux, il ne parle ni ne pense de la même façon, il est différent. Il est de toute façon l'unique alternative. Vote par dépit, vote d'instinct, rencontre d'un homme avec son peuple ? Les politologues n'ont pas fini de décrypter cette séquence inédite dans les annales de la démocratie moderne, car sans faire campagne, sans troupe ni parti, il a raflé 72,7% des suffrages exprimés : 3,9 millions de voix. Quinze jours après ce plébiscite, les Tunisiens élisaient leurs 217 députés avec seulement 2,9 millions de voix. Par un million de votes supplémentaires le peuple a marqué sa préférence. D'un régime constitutionnellement parlementaire, il a réclamé démocratiquement un régime présidentiel. Pour autant, le succès de Kaïes Saïed ne lui est pas monté à la tête et il ne paraît pas avoir jamais eu l'idée d'un quelconque coup d'éclat constitutionnel. 

Au-dessus de la jactance des partis
Les hommes politiques n'ont pas immédiatement saisi la leçon, ils ont cru que le nouveau locataire de Carthage prendrait goût aux dorures de son Palais et les laisserait poursuivre leurs intrigues. « Un observateur non prévenu est saisi par l'extraordinaire verbalisme, le ton déclaratoire, les outrances de langage et, pour tout dire la jactance perpétuelle » disait Roger Seydoux à propos des politiciens tunisiens. Croyant y gagner le pouvoir que lui avait chichement accordé les électeurs, le leader du parti démocrate islamiste Mohamed Ghannouchi s'est hissé au perchoir de l'Assemblée. Il a ensuite désigné un Premier ministre qui au terme de plus de deux mois de marchandages lamentables n'est pas parvenu a obtenir l'investiture. Alors, suivant la constitution, il est revenu au Président de la République la tâche de nommer un autre chef de gouvernement. Celui-ci, Elyes Fakhfakh, sera sans doute adoubé par la chambre des députés car si la confiance lui est refusée, le Président Saïed pourra dissoudre l'Assemblée. Les parlementaires se retrouve donc devant le choix de se soumettre ou de se démettre. Il est à parier qu'ils baisseront la tête pour s'affranchir du risque de retourner devant leurs électeurs déçus. Constitutionnaliste de métier, le Président connait les avantages et les lacunes de la loi suprême. Durant la campagne électorale, il n'a pas caché son souhait de renverser la pyramide des pouvoirs. Mais de ses mots, comme de son temps, il est économe, alors il attend le moment favorable.

Un comportement inédit dans le monde arabe
À peine élu, il a été traité d'islamiste, de léniniste, de judéophobe... Tunis étant au sud de Marseille, il faut traduire : musulman, progressiste et farouche militant de la cause Palestinienne. L'homme ne donne pas prise aux critiques, ce n'est pas un bon client pour les médisants. Dans ce petit pays où chacun se connait, où le bavardage est la principale distraction, où il suffit d'interroger le garçon de café du coin pour obtenir le cv détaillé de tous les habitants du quartier, nul n'a pu trouver d'anecdote croustillante à se mettre sous la dent. Pourtant, les nombreux amateurs de cancans ont passé au peigne fin le passé de l'homme et de sa famille depuis trois générations et puis aussi ses amis, son banquier, son épicier, ses fréquentations, ses passions, ses penchants, ses étudiants, ses collègues... Rien à reprocher, rien à rapporter. Saïed Président est un intellectuel tunisois respectable sous tout rapport, son épouse est une magistrate estimée, ses enfants scolarisés sont bien notés. La famille n'a pas changé ses habitudes. Au lieu d'aller à la fac en bus ou en métro, le professeur Saïed est transporté chaque matin en limousine sous escorte depuis son domicile d'une banlieue populaire jusqu'à Carthage. Le soir, il fait le chemin inverse. C'est du jamais vu en Afrique et dans le monde arabe !

Une popularité incontestée
Il s'est entouré d'une équipe compacte et capée difficile à dénigrer. Il n'y a pas eu de couac de rodage. Les hommes clés ont été remplacés en douceur, et les quelques révocations -sanctions ont été décrétées sans humiliation. Carthage travaille sérieusement ses dossiers au point de donner l'impression d'avoir toujours une longueur d'avance. Avec empathie, le Président reçoit et rend visite aux victimes, aux humbles, aux laissés-pour compte de la révolution...il se déplace en province, il court les gouvernorats oubliés. Les rassemblements sont parfois houleux car l'impatience est grande. Imperturbable aux interpellations, il développe ses arguments, exhorte les gens à prendre leur destin en main, réclame patience et promet un futur meilleur. Indifférent à son service de sécurité, il s'attarde, il écoute. Pas d'interview, pas de reportage, pas de mise en scène, par d'attachés de presse, les journalistes suivent et rapportent à leur guise. La population l'accueille sans agressivité – contrairement aux ministres, gouverneurs et députés - car elle sait qu'en matière de gouvernance, il n'a guère le pouvoir de changer les choses. Selon la constitution, son domaine de compétence est en effet limité à la défense nationale et aux affaires étrangères. 

Une diplomatie souveraine
Au plan international, l'élection surprise d'un novice à Carthage n'a d'abord pas suscité l'enthousiasme. Les télégrammes de félicitations envoyés depuis les capitales – certains avec un retard humiliant – étaient pour la plupart rédigés sous la forme minimaliste. Paris a mis deux mois avant de dépêcher à Tunis son ministre des affaires étrangères pour y parler …. de la Libye. 
Le voisin est en effet convoité pour ses fabuleuses richesses laissées en jachère et abandonné à la guerre civile depuis la chute de Kadhafi. Kaïes Saïed aurait pu comme son madré prédécesseur Caïd Essebsi continuer de louvoyer, faire semblant de ne pas être concerné, persister à ignorer les liens profonds entre les deux pays, bref laisser les grands se chamailler à coup de canons derrière la frontière. Mais il a pris l'initiative de recevoir le Conseil Suprême des tribus libyennes qui est le véritable lieu de pouvoir du pays, là où réside le seul espoir réaliste de réconciliation. Cette réunion a pris à contre pied le dispositif diplomatique des grandes puissances qui s'appuient sur leurs champions respectifs Aftar et Serraj pourtant sans légitimité populaire et donc sans grand avenir. Dans les chancelleries, les spécialistes eurent tôt fait de mettre cette manœuvre tunisienne intempestive sur le compte de l'inexpérience du nouveau Président tunisien. Le Turc Erdogan s'est précipité croyant obtenir l'allégeance. Il est tombé sur un bec, face à un alter-ego, tout aussi déterminé et rigide que lui, qui a proclamé haut et fort : « pas d'ingérences étrangères en Libye ».

Les Européens ont tenté de faire plier cette audacieuse intransigeance en ne convoquant la Tunisie qu'en dernière minute à la conférence de Berlin. La manœuvre d'intimidation a fait long feu, Kaïes Saïed a ignoré l'invitation sans même la commenter. Fort bien lui en a pris car ce sommet fut un échec diplomatique cuisant. Depuis, se rendant compte que la petite Tunisie détient peut-être la clé de la sortie de crise en Libye, une douzaine de ministres étrangers se sont précipités à Tunis avec un langage de miel, promettant de financer des projets mirifiques dans l'espoir d'inféoder la nouvelle Carthage. Les invitations affluent : Berlin, Rome, Paris, Rabat, Ankar, Riyad, Abu Dhabi... veulent recevoir le Président Saïed toutes affaires cessantes. Pourtant, comme promis, celui-ci réservera sa première visite officielle au riverain algérien. Chez les Tunisois, la tradition courtoise oblige le nouveau venu à d'abord aller saluer son voisin. Décidément, la politesse est le trait de caractère qui domine chez cet homme déterminé et habile que révèlent ces cent premiers jours sans faute.

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