« Moi
j'ai dit bizarre ? Comme
c'est bizarre.. ». Par sa stature, sa placidité, son
timbre de voix, le Président tunisien fait penser à Louis Jouvet,
mais les jeunes cinéphiles l'ont comparé à RoboCop, l'invincible
justicier androïde. Kaïes Saïed est un ovni surgi sur la
scène politique tunisienne à un moment où tous les acteurs
copieusement hués menaçaient d'être lynchés.
Le peuple indigné par tant de trahisons de la révolution allait
mettre le pays à feu et à sang, l'élection d'un Président
consensuel en octobre dernier a apaisé les tensions et porté
l'espoir d'un rebond salvateur.
L'homme
providentiel
C'est
sans doute la chienlit, le sens du devoir et peut-être l'oisiveté
qui ont poussé ce professeur de 61 ans retraité de la faculté de
droit à déposer sa candidature à la présidence de la République.
Parfaitement inconnu en dehors d'un petit cercle d'étudiants, nul ne
l'a d'abord remarqué ; puis, au gré de ses apparitions, chacun
s'est rendu compte de la différence. Au terme de quelques débats
télévisés le choix clivant devenait évident: il n'est
pas comme eux, il ne parle ni ne pense de la même façon, il
est différent. Il est de toute façon l'unique alternative. Vote par
dépit, vote d'instinct, rencontre d'un homme avec son peuple ?
Les politologues n'ont pas fini de décrypter cette séquence
inédite dans les annales de la
démocratie moderne, car sans faire campagne, sans troupe ni parti,
il a raflé 72,7% des suffrages exprimés : 3,9 millions de
voix. Quinze jours après ce plébiscite, les Tunisiens
élisaient leurs 217 députés avec seulement 2,9 millions de voix.
Par un million de votes supplémentaires le peuple a marqué sa
préférence. D'un régime constitutionnellement parlementaire, il a
réclamé démocratiquement un régime présidentiel. Pour autant, le
succès de Kaïes Saïed ne lui est
pas monté à la tête et il ne paraît pas avoir jamais eu l'idée
d'un quelconque coup d'éclat constitutionnel.
Au-dessus
de la jactance des partis
Les
hommes politiques n'ont pas immédiatement saisi la leçon, ils ont
cru que le nouveau locataire de Carthage prendrait goût
aux dorures de son Palais et les
laisserait poursuivre leurs intrigues. « Un observateur non
prévenu est saisi par l'extraordinaire verbalisme, le ton
déclaratoire, les outrances de langage et, pour tout dire la
jactance perpétuelle » disait Roger Seydoux à propos
des politiciens tunisiens. Croyant y gagner le pouvoir que
lui avait chichement accordé les électeurs, le leader du parti
démocrate islamiste Mohamed Ghannouchi s'est hissé au perchoir de
l'Assemblée. Il a ensuite désigné un Premier ministre qui au terme
de plus de deux mois de marchandages lamentables n'est pas parvenu a
obtenir l'investiture. Alors, suivant la constitution, il est revenu
au Président de la République la tâche de nommer un autre chef de
gouvernement. Celui-ci, Elyes Fakhfakh, sera sans doute adoubé par
la chambre des députés car si la confiance lui est refusée, le
Président Saïed pourra dissoudre l'Assemblée. Les parlementaires
se retrouve donc devant le choix de se soumettre ou de se démettre.
Il est à parier qu'ils
baisseront la tête pour s'affranchir du risque de retourner devant
leurs électeurs déçus. Constitutionnaliste de métier, le
Président connait les avantages et les lacunes de la loi suprême.
Durant la campagne électorale, il n'a pas caché son souhait de renverser la pyramide des pouvoirs. Mais de ses mots,
comme de son temps, il est économe, alors il attend le moment
favorable.
Un
comportement inédit dans le monde arabe
À
peine élu, il a été traité d'islamiste, de léniniste,
de judéophobe... Tunis étant au sud de Marseille, il faut
traduire : musulman, progressiste et farouche militant de la
cause Palestinienne. L'homme ne donne pas prise aux critiques, ce
n'est pas un bon client pour les médisants. Dans ce petit pays où
chacun se connait, où le bavardage est la principale distraction, où
il suffit d'interroger le garçon de café du coin pour obtenir le cv
détaillé de tous les habitants du quartier, nul n'a pu trouver
d'anecdote croustillante à se mettre sous la dent. Pourtant, les
nombreux amateurs de cancans ont passé au peigne fin le passé de
l'homme et de sa famille depuis trois générations et puis
aussi ses amis, son banquier, son épicier, ses fréquentations, ses
passions, ses penchants, ses étudiants, ses collègues... Rien à
reprocher, rien à rapporter. Saïed Président est un intellectuel
tunisois respectable sous tout rapport, son épouse est une
magistrate estimée, ses enfants scolarisés sont bien notés. La
famille n'a pas changé
ses habitudes. Au lieu d'aller à la fac en bus ou en métro, le
professeur Saïed est transporté chaque matin en limousine sous
escorte depuis son domicile d'une banlieue populaire jusqu'à
Carthage. Le soir, il fait le chemin inverse. C'est du jamais vu en
Afrique et dans le monde arabe !
Une
popularité incontestée
Il
s'est entouré d'une équipe compacte et capée difficile à
dénigrer. Il n'y a pas eu de couac de rodage. Les hommes clés ont
été remplacés en douceur, et les quelques révocations -sanctions
ont été décrétées sans humiliation. Carthage travaille
sérieusement ses dossiers au point de donner l'impression d'avoir
toujours une longueur d'avance. Avec empathie, le Président reçoit
et rend visite aux victimes, aux humbles, aux laissés-pour compte de
la révolution...il se déplace en province, il court les
gouvernorats oubliés. Les rassemblements sont parfois houleux car
l'impatience est grande. Imperturbable aux interpellations, il
développe ses arguments, exhorte les gens à prendre leur destin en
main, réclame patience et promet un futur meilleur. Indifférent à
son service de sécurité, il s'attarde, il écoute. Pas d'interview,
pas de reportage, pas de mise en scène, par d'attachés de presse,
les journalistes suivent et rapportent à leur guise. La population
l'accueille sans agressivité – contrairement aux ministres, gouverneurs et
députés - car elle sait qu'en matière de gouvernance, il n'a guère
le pouvoir de changer les choses. Selon la constitution,
son domaine de compétence est en effet limité à la défense nationale et aux affaires
étrangères.
Une
diplomatie souveraine
Au
plan international, l'élection surprise d'un novice à Carthage
n'a d'abord pas suscité l'enthousiasme. Les télégrammes de
félicitations envoyés depuis les capitales – certains avec un
retard humiliant – étaient pour la plupart rédigés sous la forme
minimaliste. Paris a mis deux mois avant de dépêcher à Tunis son
ministre des affaires étrangères pour y parler …. de la Libye.
Le
voisin est en effet convoité pour ses fabuleuses richesses laissées
en jachère et abandonné à la guerre civile depuis la chute de
Kadhafi. Kaïes Saïed aurait pu comme son madré prédécesseur Caïd
Essebsi continuer de louvoyer, faire semblant de ne pas être
concerné, persister à ignorer les liens profonds entre les deux
pays, bref laisser les grands se chamailler à coup de canons
derrière la frontière. Mais il a pris l'initiative de recevoir le
Conseil Suprême des tribus libyennes qui est le véritable lieu de
pouvoir du pays, là où réside le seul espoir réaliste de
réconciliation. Cette réunion a pris à contre pied le dispositif
diplomatique des grandes puissances qui s'appuient sur leurs
champions respectifs Aftar et Serraj pourtant sans légitimité
populaire et donc sans grand avenir. Dans les chancelleries,
les spécialistes eurent tôt fait de mettre cette manœuvre
tunisienne intempestive sur le compte de l'inexpérience du nouveau
Président tunisien. Le Turc Erdogan s'est précipité croyant
obtenir l'allégeance. Il est tombé sur un bec, face à un
alter-ego, tout aussi déterminé
et rigide que lui, qui a proclamé haut et
fort : « pas d'ingérences étrangères en
Libye ».
Les
Européens ont tenté de faire plier cette audacieuse
intransigeance en ne convoquant la Tunisie qu'en dernière minute à
la conférence de Berlin. La manœuvre d'intimidation a fait long
feu, Kaïes Saïed a ignoré l'invitation sans même la commenter.
Fort bien lui en a pris car ce sommet fut un échec diplomatique
cuisant. Depuis, se rendant compte que la petite Tunisie détient
peut-être la clé de la sortie de crise en Libye, une douzaine de
ministres étrangers se sont précipités à Tunis avec un langage
de miel, promettant de financer des projets mirifiques dans l'espoir
d'inféoder la nouvelle Carthage. Les invitations affluent :
Berlin, Rome, Paris, Rabat, Ankar, Riyad, Abu Dhabi... veulent
recevoir le Président Saïed toutes affaires cessantes. Pourtant,
comme promis, celui-ci réservera sa première visite officielle au
riverain algérien. Chez les Tunisois,
la tradition courtoise oblige le nouveau venu à d'abord aller saluer
son voisin. Décidément, la politesse est le trait de caractère qui domine chez
cet homme déterminé et habile que révèlent ces
cent premiers jours sans faute.
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