La Tunisie de Bessis, le Bourguiba de Le Gendre
Le
6 avril 2000, la dépouille mortelle du grand homme était quasi
subrepticement déposée dans le caveau du monument qu'il avait eu
la précaution d'édifier à Monastir. En épitaphe il avait
choisi : « Bourguiba, fondateur de la Tunisie moderne,
libérateur de la femme ». 13 ans auparavant, en novembre
1987 une poignée de traitres dont on maudit encore les noms
l'avaient chassé de Carthage pour se partager les reliques de son
oeuvre. Il est passé beaucoup d'eau sous les ponts depuis, mais ni
les dénigrements, ni les faux témoignages, ni les récits tronqués
galvaudés dans les salons tunisois n'ont réussi à altérer la
gloire du personnage que le peuple tunisien a canonisé pour
l'éternité. Aujourd'hui encore, toutes générations confondues, quand dans la foule quelqu'un crie son nom, les hommes
applaudissent en scandant « yahyia » (vive) et les femmes
lancent des youyou stridents.
La
Tunisie est à 750km de vol d'oiseau de la côte d'Azur ; et
pourtant, que sait-on de ce pays hormis les souvenirs fugitifs d'une
escapade estivale « tout inclus »
et des clichés rapportés dans les bagages d'une mémoire souriante
? Deux parutions aident à comprendre la maturité politique d'un
peuple subtil qui se confond avec la mémoire omniprésente de son
fondateur : Habib Bourguiba.
Dans
la famille Bessis on écrit l'histoire de la Tunisie de mère en
fille. Il faudra d'ailleurs un jour réunir en un seul ouvrage l'oeuvre de ces
deux grandes historiennes tunisiennes. Dans
la lignée de sa maman Juliette aujourd'hui disparue, Sophie
Bessis écrit comme elle milite : avec la force de ses
convictions. Si sa biographie de Bourguiba publiée en 1988 avec
Sohail Belhassen est une très honnête référence, son « Histoire
de la Tunisie de Carthage à nos jours » chez Tallandier qui
la complète le deviendra aussi. Rédiger trois mille ans d'histoire en cinq cents pages, cribler l'important
pour ne retenir que l'essentiel, permet de mesurer les
profondeurs du passé et de comprendre la réalité de ce petit pays
singulier. Au sortir de cet ouvrage très savant écrit simplement et
qui se lit comme un roman, on se demande en quels termes on pourrait
le résumer. Deux mots suffiront : Tunisie, du nom dérivé
de sa capitale qui était encore inusité il y a seulement deux
siècles, et Bourguiba, nommé au fil des pages plus de cent
fois. Ni hasard ni complaisance, mais nécessité de rendre compte de
l'évidence : à contempler les siècles depuis la colline de
Carthage, le pays et son libérateur seront à jamais associé.
Sophie Bessis consacre à Bourguiba la moitié de son ouvrage. Cette
mise en perspective est inéquitable mais juste. L'historienne
tunisienne n'échappe pas au déterminisme involontaire de
l'empreinte de sa génération. Car à force de répéter
inlassablement qu'il avait sauvé le pays, à se mesurer à ses plus
illustres prédécesseurs carthaginois, Bourguiba de son vivant avait
réussi à imposer aux Tunisiens le récit de sa légende.
Comparaison n'est pas raison, mais qui oserait écrire une histoire
de France dans laquelle de Gaulle occuperait une place de même proportion ? Ce n'est pourtant que justice car à l'inverse du
passé de la France, celui de la Tunisie est sorti du néant après
plus de vingt siècles de provincialisme insignifiant. Depuis la
chute de Carthage jusqu'à l'indépendance en mars 1956, aucun
événement retentissant ne s'y est produit. Les escarmouches
tribales, le passage des croisés, les rixes de barbaresques, autant
de péripéties passionnantes, mais qui n'ont pas modifié la
place du pays dans le monde. L'islamisation et bien plus tard la
colonisation turque puis française façonneront la culture
d'une petite bourgeoisie côtière de quelque
milliers d'habitants sans cimenter l'unité ni créer
l'identité d'une nation. Bourguiba fut l'homme providentiel de la
renaissance d'un pays oublié, c'est pourquoi, de lui tout Tunisien
est un peu l'héritier. Le peuple instruit et mature a fait la révolution en 2011, il a gagné sa liberté et fondé des institutions démocratiques. La description de ces étapes grandioses qui ont marqué le monde s'achève en 2014. Depuis, l'ouvrage mériterait le supplément d'une bonne centaine de pages que les lecteurs attendent avec impatience.
Bertrand
Le Gendre, universitaire et ancien rédacteur en chef du
quotidien Le Monde, consacre au père de la Tunisie moderne un
monumental « Bourguiba » publié chez Fayard.
Il fallait oser. Car si Sophie Bessis est à l'aise pour comprendre
les subtilités de comportement entre beldi et barrani (tunisois et
provincial) et percevoir l'influence des daggaza (sorcières) et les
mille et autres étrangetés comportementales des Tunisiens,
Le Gendre qui n'est pas du tonneau a seulement épousé la Tunisie.
Sa contribution de traqueur méthodique et scrupuleux de l'Histoire
est précieuse car les ouvrages de référence sur le fondateur de la
Tunisie moderne sont rares. À l'exception de celui de Chedli
Klibi, Radioscopie d'un règne (Tunis Déméter
éditions) et de ceux précitées, les innombrables témoignages de
tunisiens sur Bourguiba rabaissent le sujet au niveau de leurs
auteurs en mal de notoriété. Tous parlent d'eux au lieu de parler
de lui. Aux antipodes, la biographie de Bertrand Le Gendre est un
remarquable travail de fourmi qui s'affranchit des préjugés pour
nous livrer un reflet sans retouche de l'homme tel qu'il fut perçu
par ses contemporains. En collectant des sources inédites, en
épluchant les archives, l'auteur éclaire la dimension hors normes
que le personnage réussit à imposer au delà des
frontières de son dérisoire petit pays. « Les grands
hommes sont ceux dont les fautes ne comptent pas ». Celles
de Bourguiba ont été innombrables, mais toutes gommées par de
fulgurantes audaces. Le combattant suprême hypnotisait ceux qui
tombaient dans le faisceau de son regard bleu. Un séducteur hors
pair, un tribun fascinant, une intelligence prédictive stupéfiante.
Un homme de théâtre aussi, qui jouait son personnage dès qu'il
quittait le seuil de sa chambre, un grand dépressif par
intermittence ou circonstance, mais qui entretenait sa bonne santé
physique. Un mangeur d'homme qui savait s'entourer des meilleurs
collaborateurs pour mieux les détruire avant qu'ils ne lui
fassent de l'ombre. Pour raison d'état, il évincera même
Wassila son épouse dont il était amoureux à pleurer.
Bertrand
Le Gendre rapporte une foule d'anecdotes inédites comme celle d'un
Edgar Faure coursant Bourguiba dans les couloirs de Matignon pour le
faire revenir à la table de négociation ou encore, bien plus tard,
celle d’un Jacques Chirac estomaqué par la leçon de morale
politique que lui infligea le Président tunisien qu'il pensait
gâteux. L'auteur de « Bourguiba » a ratissé au peigne
fin les archives diplomatiques et croisé les récits des témoins
survivants. Le résultat impressionnant se hisse au niveau des
biographies de Jean Lacouture ou de Jean Daniel que Bourguiba tenait en
grande estime.
Sur
la Tunisie ? Voyez Sophie Bessis... et Bertrand Le Gendre aussi.
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