jeudi 9 avril 2020

La Tunisie de Bessis, le Bourguiba de Le Gendre

Le 6 avril 2000, la dépouille mortelle du grand homme était quasi subrepticement déposée dans le caveau du monument qu'il avait eu la précaution d'édifier à Monastir. En épitaphe il avait choisi : « Bourguiba, fondateur de la Tunisie moderne, libérateur de la femme ». 13 ans auparavant, en novembre 1987 une poignée de traitres dont on maudit encore les noms l'avaient chassé de Carthage pour se partager les reliques de son oeuvre. Il est passé beaucoup d'eau sous les ponts depuis, mais ni les dénigrements, ni les faux témoignages, ni les récits tronqués galvaudés dans les salons tunisois n'ont réussi à altérer la gloire du personnage que le peuple tunisien a canonisé pour l'éternité. Aujourd'hui encore, toutes générations confondues, quand dans la foule quelqu'un crie son nom, les hommes applaudissent en scandant « yahyia » (vive) et les femmes lancent des youyou stridents. 
La Tunisie est à 750km de vol d'oiseau de la côte d'Azur ; et pourtant, que sait-on de ce pays hormis les souvenirs fugitifs d'une escapade estivale « tout inclus » et des clichés rapportés dans les bagages d'une mémoire souriante ? Deux parutions aident à comprendre la maturité politique d'un peuple subtil qui se confond avec la mémoire omniprésente de son fondateur : Habib Bourguiba.
Dans la famille Bessis on écrit l'histoire de la Tunisie de mère en fille. Il faudra d'ailleurs un jour réunir en un seul ouvrage l'oeuvre de ces deux grandes historiennes tunisiennes. Dans la lignée de sa maman Juliette aujourd'hui disparue, Sophie Bessis écrit comme elle milite : avec la force de ses convictions. Si sa biographie de Bourguiba publiée en 1988 avec Sohail Belhassen est une très honnête référence, son « Histoire de la Tunisie de Carthage à nos jours » chez Tallandier qui la complète le deviendra aussi. Rédiger trois mille ans d'histoire en cinq cents pages, cribler l'important pour ne retenir que l'essentiel, permet de mesurer les profondeurs du passé et de comprendre la réalité de ce petit pays singulier. Au sortir de cet ouvrage très savant écrit simplement et qui se lit comme un roman, on se demande en quels termes on pourrait le résumer. Deux mots suffiront : Tunisie, du nom dérivé de sa capitale qui était encore inusité il y a seulement deux siècles, et Bourguiba, nommé au fil des pages plus de cent fois. Ni hasard ni complaisance, mais nécessité de rendre compte de l'évidence : à contempler les siècles depuis la colline de Carthage, le pays et son libérateur seront à jamais associé. Sophie Bessis consacre à Bourguiba la moitié de son ouvrage. Cette mise en perspective est inéquitable mais juste. L'historienne tunisienne n'échappe pas au déterminisme involontaire de l'empreinte de sa génération. Car à force de répéter inlassablement qu'il avait sauvé le pays, à se mesurer à ses plus illustres prédécesseurs carthaginois, Bourguiba de son vivant avait réussi à imposer aux Tunisiens le récit de sa légende. Comparaison n'est pas raison, mais qui oserait écrire une histoire de France dans laquelle de Gaulle occuperait une place de même proportion ? Ce n'est pourtant que justice car à l'inverse du passé de la France, celui de la Tunisie est sorti du néant après plus de vingt siècles de provincialisme insignifiant. Depuis la chute de Carthage jusqu'à l'indépendance en mars 1956, aucun événement retentissant ne s'y est produit. Les escarmouches tribales, le passage des croisés, les rixes de barbaresques, autant de péripéties passionnantes, mais qui n'ont pas modifié la place du pays dans le monde. L'islamisation et bien plus tard la colonisation turque puis française façonneront la culture d'une petite bourgeoisie côtière de quelque milliers d'habitants sans cimenter l'unité ni créer l'identité d'une nation. Bourguiba fut l'homme providentiel de la renaissance d'un pays oublié, c'est pourquoi, de lui tout Tunisien est un peu l'héritier. Le peuple instruit et mature a fait la révolution en 2011, il a gagné sa liberté et fondé des institutions démocratiques. La description de ces étapes grandioses qui ont marqué le monde s'achève en 2014. Depuis, l'ouvrage mériterait le supplément d'une bonne centaine de pages que les lecteurs attendent avec impatience.
Bertrand Le Gendre, universitaire et ancien rédacteur en chef du quotidien Le Monde, consacre au père de la Tunisie moderne un monumental « Bourguiba » publié chez Fayard. Il fallait oser. Car si Sophie Bessis est à l'aise pour comprendre les subtilités de comportement entre beldi et barrani (tunisois et provincial) et percevoir l'influence des daggaza (sorcières) et les mille et autres étrangetés comportementales des Tunisiens, Le Gendre qui n'est pas du tonneau a seulement épousé la Tunisie. Sa contribution de traqueur méthodique et scrupuleux de l'Histoire est précieuse car les ouvrages de référence sur le fondateur de la Tunisie moderne sont rares. À l'exception de celui de Chedli Klibi, Radioscopie d'un règne (Tunis Déméter éditions) et de ceux précitées, les innombrables témoignages de tunisiens sur Bourguiba rabaissent le sujet au niveau de leurs auteurs en mal de notoriété. Tous parlent d'eux au lieu de parler de lui. Aux antipodes, la biographie de Bertrand Le Gendre est un remarquable travail de fourmi qui s'affranchit des préjugés pour nous livrer un reflet sans retouche de l'homme tel qu'il fut perçu par ses contemporains. En collectant des sources inédites, en épluchant les archives, l'auteur éclaire la dimension hors normes que le personnage réussit à imposer au delà  des frontières de son dérisoire petit pays. « Les grands hommes sont ceux dont les fautes ne comptent pas ». Celles de Bourguiba ont été innombrables, mais toutes gommées par de fulgurantes audaces. Le combattant suprême hypnotisait ceux qui tombaient dans le faisceau de son regard bleu. Un séducteur hors pair, un tribun fascinant, une intelligence prédictive stupéfiante. Un homme de théâtre aussi, qui jouait son personnage dès qu'il quittait le seuil de sa chambre, un grand dépressif par intermittence ou circonstance, mais qui entretenait sa bonne santé physique. Un mangeur d'homme qui savait s'entourer des meilleurs collaborateurs pour mieux les détruire avant qu'ils ne lui fassent de l'ombre. Pour raison d'état, il évincera même Wassila son épouse dont il était amoureux à pleurer.
Bertrand Le Gendre rapporte une foule d'anecdotes inédites comme celle d'un Edgar Faure coursant Bourguiba dans les couloirs de Matignon pour le faire revenir à la table de négociation ou encore, bien plus tard, celle d’un Jacques Chirac estomaqué par la leçon de morale politique que lui infligea le Président tunisien qu'il pensait gâteux. L'auteur de « Bourguiba » a ratissé au peigne fin les archives diplomatiques et croisé les récits des témoins survivants. Le résultat impressionnant se hisse au niveau des biographies de Jean Lacouture ou de Jean Daniel que Bourguiba tenait en grande estime. 
Sur la Tunisie ? Voyez Sophie Bessis... et Bertrand Le Gendre aussi.



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