mardi 5 avril 2022

Perdre la vie, sauver l'honneur en Crimée

Contre la promesse de ne pas parler de l'Ukraine, j'ai accepté ce rendrez-vous avec un jeune journaliste au talent prometteur. À peine installé à la terrasse ensoleillée du Malakoff place du Trocadéro je reçois un message «  15 minutes de retard, désolé  ».  Je réponds «  pas grave  » en admirant du coin de l'oeil l'élégance de ma voisine de droite et l'alignement des monuments qui me font face.  Au premier plan s’élève la statue du héros de la première guerre mondiale  : Foch le maréchal de France, du Royaume-Uni et de Pologne   surplombe du haut de son cheval la perspective du Champs-de-Mars où se dresse la formidable tour Eiffel. Tout au fond, derrière l’École Militaire, encadré par deux nuages blancs, brille le dôme du tombeau de Napoléon. Au second plan, entre les musées de la marine et du patrimoine, les touristes s’agglutinent sur le parapet de l'esplanade des droits de l'Homme. 


En feuilletant mon smartphone j'apprends que la place du Trocadéro porte le nom d'un insignifiant fait d'armes très justement oublié. En 1823 un corps expéditionnaire français de cent mille hommes s'en alla restaurer l'autorité du roi d'Espagne. Il remporta une victoire sur une garnison de 1 700 révolutionnaires libéraux retranchés dans un fort de la baie de Cadix qui hissa le drapeau blanc au premier coup de feu.


Mais d'où vient le nom de ce luxueux estaminet où je sirote ce café de prolétaire  ? Malakoff est aussi le nom d'une banlieue parisienne. Du bout du doigt j’interroge la bibliothèque numérique universelle Wikipédia. 

Malakoff (en Russe Малахов) est un mamelon qui domine Sebastopol (en Ukrainien Sevastopol).  Malakoff fut le lieu de l'ultime bataille de la guerre de Crimée qui opposa d'octobre1853 à mars 1856 les armées du Tsar de Russie à une coalition Franco-anglo-ottomane-sarde rassemblée par Napoléon III. Pourquoi  cette guerre ? Nul ne le sait plus. Mais tout autant que les velléités impériales, et comme le seront plus tard celles d'Alsace-Lorraine, la potasse et l'acier de Crimée étaient déjà au centre des convoitises de l'époque. «  La décision d'attaquer la Crimée fut prise sans véritable préparation. Les commandants alliés ne disposaient d'aucune carte de la péninsule et ignoraient l'importance des défenses russes  » rapporte un historien. Cette aventure militaire fut une tuerie de masse aggravée par les épidémies. 450 000 morts du côté russe, environ 240 000 du coté de l'alliance (120 000 turcs, 98 000 français, 22 000 britanniques, 2 300 sardes). 


L'armée ottomane placée sous les commandements d'Omer Pacha et Selim Pacha est un ensemble hétéroclite de populations mobilisées aux quatre coins de l'empire  : 50 000 cavaliers d'Égypte, 30 000 fantassins de Syrie et du Kurdistan, 15 000 d'Albanie, 12 000 de Tunisie. Tous ces pays étant à l'époque des colonies de l'Empire turc.

L'armée française aguerrie par trois années de campagnes de conquête en Algérie a aussi ses troupes supplétives puisées dans le viviers des colonies  : l'armée d'orient.     


Le 8 septembre 1855, à midi, 7 régiments de tirailleurs dont trois de zouaves algériens soit plus de 30 000 hommes  jaillissent des tranchées et montent à l'assaut de la citadelle de Malakoff aux cris de «  vive l'empereur  !  » 10 000 fantassins britanniques les suivent, les turcs et les sardes sont en réserve.  Tambours et trompettes sonnent la charge, les généraux sabre au clair s'élancent hors des tranchées. Cinq d'entre eux sont mortellement fauchés. Le premier assaut laisse 7 500 hommes sur le carreau. Sous la mitraille russe il faut franchir six mètres de fossé puis six mètres de parapet à découvert. Les soldats escaladent à mains nues se poussant les uns les autres. On se bat au corps à corps à la hache et la baïonnette sur des monceaux de cadavres. Dans son récit de la guerre de Crimée, le Capitaine jeune écrivain Léon Tolstoï  témoigne:  Quand ils sont tombés sur nous en criant «  Allah ! Allah !  » ils se poussaient les uns les autres. On tuait les premiers, et d’autres grimpaient derrière. Rien à faire, il y en avait ! il y en avait ! 


Le général Bosquet harangue ses soldats en français et en arabe, il est grièvement blessé et gagne ses sept étoiles de Maréchal.

Un autre général, Patrice de Mac Mahon arrivé au sommet du mamelon lance quatre mots à la petite histoire  : «  j'y suis, j'y reste  ». Il sera fait sénateur, Maréchal de France, duc, gouverneur de l'Algérie. Quelques années plus tard, avec la même hargne qu'à Sebastopol, il réprimera la commune de Paris puis  sera élu par la chambre des députés à majorité monarchiste, Président de la République Française en 1873.

Youssuf un autre général français de son vrai nom Joseph Vantini commande les régiments d'Algériens et une troupe hétéroclite de mercenaires surnommés les bachibouzouks.  Son destin est hors du commun. Enlevé par les barbaresques à l'âge de 3 ans, vendu comme esclave au Bey de Tunis qui l'éduquera et en fera un officier de sa cour, le Corse menacé de mort après avoir séduit la fille de son maître s'enfuira grâce à la complicité du consul français Jules (frère de Ferdinand) de Lesseps. Youssuf cavalier sabreur hors pair, redouté de ses ennemis et adulé par ses hommes, sera à l'origine de la création des régiments de spahis. 


Au soir de ce 8 septembre, les survivants russes se rendent. Leurs officiers tous aristocrates sont bien traités d'autant qu'ils parlent le français tout comme les janissaires du Sultan de Constantinople. Les témoins rapportent la différence entre le commandement et les hommes de troupes. Les soldats russes «  mal-nourris et habillés de haillons étaient les êtres les plus misérables de l'humanité  » les britanniques étaient mal traités «  en Angleterre, un soldat n'est rien de plus qu'un  serf  ».

Au total 22 000 hommes furent trucidés pendant qu'à Paris en ce même jour ensoleillé, l'Exposition Universelle des arts et de l'industrie accueillait sur les Champs-Élysées le même nombre de visiteurs enchantés. 

Dans son ordre du jour du 9 septembre 1855 le Général en chef Pélissier prémonitoire devant l'Histoire, constate «  Sébastopol est tombé, la prise de Malakoff en a déterminé la chute...le boulevard de la puissance Russe en Mer noire n'existe plus  »



https://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_du_Trocad%C3%A9ro

https://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_de_Malakoff

https://fr.wikisource.org/wiki/L%C3%A9on_Tolsto%C3%AF,_vie_et_%C5%93uvre/Partie_3/Chapitre_2

https://fr.wikipedia.org/wiki/Patrice_de_Mac_Mahon

https://fr.wikipedia.org/wiki/Joseph_Vantini


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