De nature incorrigiblement optimiste, les Tunisiens sont habituellement enclins à regarder la part du verre plein, mais en ces temps de crise économique sévère et de renforcement d’un pouvoir personnel dérivant vers la dictature, les lueurs d’espoir sont rares. L’exploit de la joueuse de tennis Ons Jaber à Wimbledon et l’ouverture de la frontière terrestre avec l’Algérie fermée depuis plus de deux ans au prétexte sanitaire, sont les seuls motifs de satisfaction de ces dernières semaines.
L’actualité reste accaparée par les déclarations démagogiques du chef de l’État Kaïes Saïed dont l’activité principale consiste à conférer avec la Première ministre et le ministre de l’Intérieur alors que l’urgence est à l’industrie, l’agriculture, l’économie, les finances… Le pouvoir parle mais n’agit pas, il polémique, provoque, menace, invective, sanctionne mais ne décide aucune réforme, ne lance aucun projet. Le pays semble à l’arrêt, comme suspendu au bord du gouffre de la banqueroute.
Pour faire baisser la fièvre et calmer l’inquiétude générale, l’omniprésent Président Kaïes Saïed a décidé de briser le thermomètre de la constitution au terme d’un insidieux processus de démolition des institutions. Maintenant c’est confirmé, l’autocratie est de retour en Tunisie.
Saïed a été élu en octobre 2019 dans des conditions rocambolesques. Son challenger Nabil Karoui le favori de la compétition avait été opportunément jeté en prison sur la fois d’accusations fallacieuses. Malgré ce handicap, le « Nelson Mandela tunisien » s’était facilement qualifié pour le second tour et la pression internationale lui avait finalement permis d’être libéré in extremis avant la clôture de la campagne électorale. Brisé par deux mois de détention il avait été extrait de sa cellule et hissé quelques heures plus tard dans un état second sur un plateau de télévision pour un débat unique et décisif où il avait lamentablement bafouillé face à Kaïes Saïed. Les historiens et les lanceurs d’alertes n’ont pas encore éclairé les dessous de « l’affaire Karoui » dont le rôle fut réduit à celui de faire-valoir. Cette péripétie singulière vite oubliée par l’élection triomphale de Saïed, parfait inconnu surgi de nulle part éructant deux mots pour seul programme « echaab yourid » (le peuple veut), marquera l’histoire de la Tunisie comme la première alerte au détricotage des acquis de la révolution de 2011.
Le second coup porté à la démocratie a été organisé par son principal bénéficiaire le 25 juillet 2021. Ce jour là, le Président Saïed ordonnait aux chars de l’armée de cerner la chambre des représentants du peuple. Dans la foulée il congédiait par décret d’autorité le chef du gouvernement, quelques ministres et tous les parlementaires dont il supprimait indemnités et immunité. Puis par palanquée, il limogeait des magistrats et dénichait quelques poux sur la tête d’hommes d’affaires, de journalistes, de syndicalistes, de hauts fonctionnaires…
L’ultime coup de grâce interviendra demain car Saïed a décidé d’abolir la constitution de 2014 pour la remplacer par une loi suprême de sa composition qui sera soumise à un référendum-plébiscite ce 25 juillet, jour anniversaire de la chute de la dynastie des Beys et de la proclamation de la première République tunisienne par Habib Bourguiba en 1957. Tout un symbole !
Soutenu par l’appareil sécuritaire de l’armée et de la police (qui affichent leur neutralité républicaine) le Président sera désormais plus puissant que tous ses prédécesseurs. Les nations libres qui avaient jadis porté aux nues l’exemplaire mutation démocratique tunisienne - récompensée par le Nobel de la paix en 2015 - ne réagissent pas. Les États-Unis consentent en se taisant; à Washington, lorsqu’on déroule la carte du « stratégic tunisian corridor » c’est pour parler de l’Algérie et de la Libye voisines où les enjeux militaro-pétroliers sont hautement plus importants. Bruxelles réprouve européennement en termes mesurés, ce qui évite à Paris, Rome, Berlin, Madrid…de se fâcher avec Saïed qui a prévenu sur tous les tons qu’il ne tolèrerait aucune ingérence dans les affaires politiques de la Tunisie. Sa diplomatie s’aligne très ouvertement sur l’Algérie, l’Égypte, le Qatar, l’Iran, comme l’attestent la fréquence et la cordialité des messages échangés entre chefs d’États que rapporte régulièrement le site Facebook de la Présidence à Carthage.
La nouvelle constitution entrera en vigueur quelque soit le résultat du vote. La seule incertitude concerne le score du référendum. Moins que les 72% obtenus par Saïed à son élection de 2019 signifierait une baisse de popularité inconcevable dans le projet unipersonnel présidentiel. Il est donc probable que la constitution sera approuvée « massivement ». Les politologues tunisiens et ceux des chancelleries étrangères s’attacheront accessoirement et dans la mesure du possible de suivre la régularité du scrutin mais surtout de décrypter la participation. Dans le climat d’indifférence générale de la population blasée par les extravagances d’un feuilleton politique imprévisible, il est probable que la ferveur citoyenne ne soit pas au rendez-vous.
Courageusement ou timidement toutes les forces organisées du pays ont malgré les pressions pressantes du pouvoir, appelé au boycott, ou à voter « non ». Le texte fondateur de la République « saïedienne" est dénoncé par la quasi totalité de la classe politique, par la société civile et même par ses rédacteurs dont le Président a d’autorité corrigé et dénaturé la copie. Cette constitution comporte pourtant quelques dispositions consolatrices singulières comme l’obligation pour les élus d’abandonner tout activité professionnelle. L’assemblée des législateurs ne sera plus celle de la classe « bourgeoise » car il est anticipé qu’aucun médecin, ingénieur, avocat, commerçant aisé ne prendra le risque d’abandonner sa situation professionnelle pour siéger au prix d’une médiocre indemnité ! C’est une mesure révolutionnaire quasi prolétarienne ! Une autre disposition assure que toutes les personnes âgées nécessiteuses seront prise en charge par l’État. D’aucuns trouveront dans ce texte des relents d’influences islamo-gaucho-kadhafiste… On s’abstiendra ici de polémiquer sur les aspects rétrogrades et inquiétants que dénoncent les juristes qualifiés, toutefois, la formulation alambiquée et la syntaxe mal assurée seront propices à toutes les interprétations.
Le Président de la République, professeur de droit public à la retraite entend légaliser l’état d’abus de pouvoir qu’il a lui même estimé légitime. Légalité et légitimité sont deux notions fondamentales du droit âprement discutées depuis 1940 époque où l’infâme régime de Vichy estimait que la seconde primait sur la première. La fraude à la constitution tunisienne aurait probablement été qualifié de séditieuse par le savant juriste Georges Vedel dont Saïed prétend être le disciple et qui doit au cimetière parisien du Montparnasse se retourner dans sa tombe fleurie de jasmins fanés.
Reste à deviner si ce « 18 Brumaire » fera de Saïd l’empereur de la restauration ou s’il révèlera son rôle d’intérimaire car l’aventure pourrait bien s’achever à la Sri Lankaise. Des observateurs étrangers prompts à adouber les pouvoirs en place en raison de leurs degrés de popularité, soulignent le score élevé du Président dans les sondages alors qu’il n’est ni plus ni moins celui de tout dictateur africain. Cette audience complaisante n’est pas celle de l’homme mais des attributs de son pouvoir. On mettrait un mulet dans le carrosse que la foule attirée par le spectacle l’acclamerait aux cris de « vive le roi ». Les Tunisiens ne sont pas dupes mais fatigués et désabusés. Certes, les vieux s’accommoderont de ce retour au régime présidentiel patriarcal musclé pourvu qu’il soit compensé par une prospérité retrouvée, mais la même passivité n’est pas acquise dans la jeunesse dont une enquête révèle que plus de 70% des diplômés ambitionnent de partir s’installer à l’étranger.
Les perspectives du nouveau pouvoir sont par conséquent incertaines car à la moindre étincelle, les laudateurs et les indifférents se transformeront en accusateurs féroces. De nature versatile, « le peuple » est toujours prompt à détester celui que la veille encore il adulait. Quelles que soient la sincérité et les vertus patriotiques de Saïed qui se défend d’ambitionner une carrière de dictateur, il est l’auteur d’un troisième coup de force qui inscrira dans le marbre les règles d’une gouvernance absolutiste dont ses successeurs useront et abuseront. Pour l’heure, seuls les conservateurs et réactionnaires se réjouissent car le prof de droit a réalisé une grande chose: il a éteint le foyer de la révolution arabe. Pour cette raison, ils pourraient bien… le remercier.
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