La France et la Tunisie ont en commun un destin lié par l’Histoire, la culture et les quelque 500 000 immigrés qui ont choisi de devenir français. Ce qui se passe là-bas concerne donc notre avenir ici et inversement.
Un pays en décrépitude
L’illusion démocratique portée par la révolution a été de croire que ce modèle importé apporterait la prospérité. Or depuis 2011, la Tunisie dévisse. Sur 12 millions d’habitants, 1 million de chômeurs dont 300 mille diplômés. Chaque année, mille médecins, trois mille ingénieurs quittent le pays, 30 à 50 mille pauvres bougres tentent de traverser la Méditerranée. L’espoir du Tunisien est dans sa fuite à l’étranger.
Insidieusement, inexorablement l’État surendetté s’effondre. L’éducation nationale et la santé publique sont en ruine, les entreprises d’état sont en faillite. Exemple: la production de phosphate - une des principales ressources du pays - a régressé à son niveau de 1912, au temps de l’extraction à la pelle et la pioche.
Il suffit de privatiser disent les banquiers et les conseillers du FMI. Anges ou rapaces, les repreneurs alléchés tournent dans le ciel cependant que l’économie souterraine, contrebandière, prospère allègrement. Selon le PNUD le secteur informel dépasserait 35% du PIB, occupant 910 mille travailleurs au noir. Deux économies s’affrontent: celle de l’État souverain et celle du business clandestin.
La révolution trahie a aggravé l’injustice sociale et profité aux riches dont l’étalage des signes extérieurs de la Riviera de La Marsa donne la nausée.
L’incubateur de la démocratie en mode pause
Au moment où les regards de la planète étaient tournés vers le Mondial de foot au Qatar, la Tunisie a conquis en décembre dernier une notoriété quasi canonique dans la lignée de la Grèce de Platon ou de l’Amérique de Tocqueville.
Appelée aux urnes, elle a remporté la coupe du monde de l’abstention avec un score inégalé proche de 90% !
C’est un phénomène qui secoue tous les concepts établis. Désormais à Sciences-Po, dans les leçons magistrales et les exposés sur la démocratie, la référence tunisienne sera incontournable.
La Tunisie mérite t-elle toujours le qualificatif d’incubateur de la démocratie arabe ? Comment interpréter l’inédit ? Comment prédire si cette abstention sans précédent est signe de vitalité ou de morbidité.
Le scrutin des « législatives » a été loyal et sincère; tous les observateurs étrangers se sont accordés à le reconnaitre. La campagne électorale s’est déroulée paisiblement, sans entrain ni passion. Le pouvoir avait tenu meetings et affiché ses arguments pendant que l’opposition - estimant le processus anticonstitutionnel -, avait appelé au boycott. Pour autant, au lendemain du vote, nul n’a revendiqué la victoire, nul n’a admis la défaite mais tous ont eu le sentiment que le pays s’aventurait une nouvelle fois vers l’inconnu.
La faute au Président Saïed ?
Il est facile de designer le responsable de la débâcle. C’est l’instigateur du scrutin pardi: le Président de la République ! Mais celui-ci a été confortablement élu il y a à peine 26 mois avec 72,6% des voix et un taux d’abstention raisonnable de 51% qui ne laissait aucunement supposer que la quasi totalité des inscrits lui tourneraient ensuite le dos de sitôt.
Il y aura bientôt douze ans que la Tunisie a chassé son dictateur cleptomane sans que le butin lui ait été rendu. Privés de leur chef les gangs et mafias ont prospéré à l’ombre de la révolution. Élu sur la promesse de nettoyer les écuries d’Augias, le Président Saïed a vite mesuré son impuissance. Alors, il a dissout l’assemblée « corrompue » du peuple, violenté la constitution et les institutions et s’est accaparé tous les pouvoirs. C’est comme s’il avait creusé dans l’eau !
Le Président tunisien est un novice sans aucune expérience de la conduite des affaires publiques mais il est doté d’une personnalité butée, auto-alimentée par un discours populiste et utopiste qui tient lieu d’action. Il semble vivre dans l’univers irréel d’une certitude idéologique quasi mystique. Il ne remplit pas la fonction, il joue le rôle. Au centre de figurants empesés et obséquieux, dans un décor désuet, il déclame d’une voix assurée des tirades interminables de billevesées. Nul ne l’a jamais surpris à esquisser un sourire. Il respire le pessimisme.
La démocratie c’est quoi ?
C’est sous la pression de l’étranger, qu’il a été contraint de parer son pouvoir sans partage d’une assemblée « démocratiquement élue » pour remplacer celle qu’il avait anticonstitutionnellement dissoute. C’est complètement raté. Pour autant, il n’est pas (encore) un dictateur, il n’a pas gravement attenté aux libertés individuelles ni commis de larcin. Dans la catégorie des chefs d’états arabes et africains il est sans doute le plus vertueux. Mais son bilan est navrant, le peuple n’adhère plus au rêve des lendemains qui chantent, il ne se nourrit plus de l’arrestation de quelques boucs émissaires puisés dans le vivier des hommes de petites affaires ou d’islamistes septuagénaires. Il veut un « raïs », un chef pragmatique qui lui apporte son pain quotidien. C’est le sens premier de sa désaffection pour les urnes.
Dans l’une de ses péroraisons le Président Saïed a dit préférer les 10% de votants tunisiens aux 90% obtenus dans certains pays; sous-entendus dictatoriaux. Piètre consolation mais il a raison. Car d’évidence et attesté par les observateurs indépendants, nul n’a été contraint baïonnette dans les reins à sortir « faire son devoir » et nul couvre-feu n’a empêché les citoyens d’aller voter. Mais surtout, contrairement aux mauvaises habitudes, nul candidat n’a promis de faveurs ni distribué des billets de 20 dinars ( 5 euros) aux abords des bureaux de vote.
Démocratie immolée
Dans son roman « La lucidité » José Saramago, prix Nobel de littérature imagine un pays où la population vote blanc à 80%. Mais dans cette fiction, le geste est actif. Chaque citoyen prend la peine de sortir de chez lui pour aller déposer un bulletin dans l’urne. Il s’exprime, il dit aux candidats: « je ne vous crois plus, je n’ai plus confiance en vous », pourtant, il adhère au système, il est démocrate.
La passivité massive des Tunisiens est différente, c’est tout un peuple qui se tait, s’accroupit et tourne le dos. Il ne dit pas non, il ne siffle pas entre ses dents, ne lève même pas la tête en signe de négation, il ignore, il feint de ne pas voir, il méprise.
Mais à qui s’adresse l’injure populaire, véritable immolation du suffrage universel ? Au Président ? Les sondages lui demeurent favorables. À la future assemblée législative introuvable qui sera « élue » au second tour fin janvier ? Au système ? À la démocratie elle même ?
Laissons le laboratoire de la démocratie tunisienne incuber lentement, laissons aux doctorants le soin d’analyser ces mystères cependant qu’un autre inquiétant signal, plus faible, est passé inaperçu.
Le contre-sens démocratique
Le dernier sondage d’Arab Opinion Index, centre de recherche basé à Washington et Doha qui prend chaque année le pouls d’un panel de quelques 30 mille citoyens, est édifiant.
Alors qu’ils n’en connaissent pas la saveur, les arabes pour 71% d’entre eux ont foi dans la démocratie. Ils estiment que c’est le meilleur des systèmes de gouvernance. C’est réconfortant. Mais paradoxalement 38% d’entre eux penchent pour un régime militaire et 35% pour une gouvernance de la charia. Ces contradictions révèlent une incompréhension, une confusion, une interprétation.
Il faut dire que la démocratie est une notion occidentale abstraite galvaudée par les dictateurs arabes et dénoncée par les enturbannés. Demokratia est un mot grec intraduisible donc incompris des arabes. ( Pour la petite histoire, ce serait Napoléon qui depuis l’Égypte, aurait propagé la traduction de « république » en « jamhouriya », mais il n’a pas - et pour cause -, jugé utile de compléter le lexique du citoyen arabophone).
Par conséquent, il est difficile de deviner le modèle « démocratique » dont rêvent les arabes. Est-ce celui de la France ou celui des États-Unis ?
Le même institut de sondage apporte un autre éclairage inquiétant.
La France est une menace
À la question: selon vous, quels sont les pays qui vous menacent ? Les Tunisiens désignent d’abord la France 15%, ensuite les pays arabes (Libye & Algérie frontalières) 13%, puis les USA 10% et enfin Israel 9%. 48% ne se prononcent pas, ce dernier chiffre est le seul réconfortant.
À la même question les Algériens répondent: Israel 44%, France 42%, USA 4%, 1% sans opinion.
Cette perception négative est d’autant plus injuste qu’en France, la population étrangère ou binationale incarcérée pour terrorisme est essentiellement tunisienne et algérienne. On ne peut imaginer qu’à la même question posée dans l’hexagone il soit répondu dans des proportions comparables que la principale menace qui pèse sur la France, c’est l’Algérie ou la Tunisie ! Jihadiste à la rigueur. Quelle est la cause de tant de « haine »
On sent bien que derrière les discours auto-satisfaits des dirigeants politiques, les liens se distendent entre les populations des deux rives au gré de la rage des drames quotidiens qui s’accumulent en Méditerranée. Pour seulement 10 mois de l’année 2022 le très sérieux institut FTDES basé à Tunis recense 30 000 tunisiens empêchés de prendre la mer, 18 000 débarqués sur les côtes italiennes, 544 noyés…
La France du verbe et de l’inaction
Indifférente à la Tunisie sans richesse, la France réserve toute son attention à l’Algérie gazière alors que les Président Saïed et Tebboune n’ont de cesse de répéter que « Tunisie et Algérie forment une même famille ».
Dans Le Figaro, l’ancien ambassadeur de France en Algérie Xavier Driencour se demande si « l’effondrement de l’Algérie n’entrainera pas la France dans sa chute ». On peut se poser la même question à propos de la fragile Tunisie voisine. Reste que le Président français, tout occupé à écrire l’Histoire de la décolonisation, tarde à définir des perspectives concrètes.
L’hebdomadaire Le Point consacre cette semaine 12 pages à l’interview d’Emmanuel Macron par l’écrivain franco-algérien Kamel Daoud. C’est de la haute voltige intellectuelle nébuleuse et pédante à souhait. Le Président évoque "le mythe de Sisyphe et les hypothèses camusiennes… » plus loin: « il me revient l’image de l’ange qui pousse vers l’avant mais regarde vers l’arrière, c’est l’Angelus novus de Paul Klee que Paul Ricoeur… » Les étudiants de la Sorbonne et de Normale Sup se sont régalés. Le lecteur ordinaire s’est senti enfumé par l’étalage de cette brillante intelligence "artificielle". Les diplomates arabes ont transpiré pour décrypter les propos tarabiscotés dont la traduction ardue invite aux contre-sens. De cette élégante corbeille de mots, puisons le constat ambigu du Président: « C’est le retour du refoulé » dit-il. Comprenne qui pourra.
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