Parler de soi n’est pas convenable. J’ai toujours une hésitation avant d’écrire « je ». Pareillement, le « moi » m’est haïssable. Mais sans l'emploi de je-moi, comment parler d’elle ?
Elle c’est la Tunisie. Elle me concerne étroitement, culturellement, biologiquement. Mon père, son père, son grand-père y sont nés. Moi, comme ma mère, ses parents et aïeux, je suis un parisien. Paris, musée du monde et de l’histoire de France dont je connais tous les recoins. Au soir de ma vie, je ne veux plus le quitter, sauf pour revoir ma Tunisie où « l’air est si doux qu’il empêche de mourir » disait Flaubert.
Là-bas, des cousinades et des amitiés d’enfance m’attendent… des souvenirs d’école primaire, de collège et de lycée à Jebeniana, Tozeur, Gafsa, La Marsa…J’ai la nostalgie des lumières de Korbous, Sbeïtla, Tabarka, des parfums de jasmin, d’orgeat et de cédrat, des chants de malouf, des sons de luth et de darbouka, des saveurs de bsissa, de jujubes, de caroubes, de corète potagère et même du simple bouillon de pois chiches…
Là-bas, je partage le comportement indéfinissable d’un peuple taquin, joyeux, toujours en recherche de félicité, impatient de prolonger la « jaw » (ambiance) vers son apothéose, la « chikha » (réjouissance). Certes, comme partout, la vie n’y est pas tout le temps légère, mais on fait semblant, on repousse le mauvais moment en faisant bonne figure. Ainsi, pour donner l’exemple, les Beys et les Présidents de la République successifs ont toujours soigné leur apparente bienveillance, arborant en toute circonstance un sourire radieux. Partout, dans les boutiques, sur les façades d’immeubles, le long des routes s’affichait la face bonhomme et avenante du maître de Carthage reflétant l’optimisme du pays.
C’est terminé. Kaïs Saïd est insensible, raide, austère, triste, cassant, rabat-joie. Il est colère tout le temps. Nul jamais ne l’a vu rire ni même sourire à pleines dents. Devant les caméras il éructe, menace, se lamente. Ses communicants ont quand même réussi à lui faire verser une larme sur le drapeau, à serrer un enfant dans ses bras, mais sans vraiment parvenir à convaincre ni consoler les Tunisiens de leurs misères. Le Président explique que les privations sont ourdies par « les hordes d’immigrés africains » et une cinquième colonne de traitres-comploteurs. Les uns ont été rassemblés dans des camps en attente de déportation, les autres sont en prison en attente de jugement. On ne compte plus les extravagances dictatoriales, les révocations sans raison, les arrestations musclées pour un oui ou pour un non. « Tunisie, pays de cocagne que la moitié des habitants cherche à fuir » ironise une avocate. L'insolente est kidnappée devant ses confrères en plein direct de France 24 par des policiers cagoulés.
Cette répression hideuse se pare des vertus de la légalité de lois votées par un parlement sans légitimité. Quelques hauts fonctionnaires drapés de dignité ont bien tenté de résister. Ils ont été brisés. Les magistrats « laxistes » qui n’ont pas été saqués ont été publiquement menacés. Les autres, ceux qui ne sont pas en arrêt maladie après avoir été pris de violents vomissements n’osent plus lever le sourcil. Résultat, la moindre dénonciation pour atteinte à la sûreté de l’état, même la plus invraisemblable est consignée par les juges et greffiers, le mis en cause est immédiatement incarcéré dans l’attente des conclusions d'une enquête interminable pour nourrir un dossier.
Des étrangers célèbres sont aussi accusés. L’ancien secrétaire d’État américain Henry Kissinger avant de mourir centenaire aurait comploté pour renverser le maître de Carthage. Netanyahou serait venu incognito en Tunisie en sous marinpour y fomenter un soulèvement, aidé par BHL « membre du Mossad » chargé de propager « l’idéologie maçonnique ». Tous leurs « complices » tunisiens croupissent derrière les barreaux.
Une quinzaine d’instructions pour « haute trahison… » passibles de la peine capitale sont en cours. Des dizaines d’opposants, anciens ministres, anciens députés ou simples mal pensants sont encagés pour des motifs fantaisistes qui ne vaudraient pas même une amende dans un état de droit.
Pour avoir reçu des mains de l’ambassadeur de France, au nom du Président de la République la croix de la légion d’honneur, Bochra Belhaj Hmida avocate, militante infatigable de la cause des femmes et des droits humains a été contrainte de s’exiler car sa décoration dixit « prouve son rôle d’agent de liaison avec les services de renseignement français » C’est effarant !
Dans les prisons de Tunisie, les binationaux ne peuvent plus bénéficier de l’assistance consulaire. Le Quay d’Orsay est frileux. Le gouvernement français ajuste sa posture diplomatique sur les sondages et intentions de votes de la communauté musulmane. Président et premier Ministre persistent à considérer les citoyens aux racines africaines comme des indigènes immatures encore sous influence du chef des tribus du pays d’origine de leurs aïeux !
Alors, moi, inoffensif vieux parisien libre et indépendant, voulant seulement aller humer l’air si doux de mon pays d’enfance, j’hésite. J’ai le courage qui flanche. Pourtant, j’ai bourlingué dans tous les endroits infréquentables de la terre, j’ai serré un nombre incalculable de mains, peut-être même celle de BHL dans une cave de Sarajevo. À Aden, Tachkent, Riyad, Baghdad, Beyrouth…voyageant indistinctement sous passeports tunisien ou français, j’ai donné l’accolade à des infréquentables. Les mieux renseignés me reconnaissent le mérite d’avoir servi la France sans jamais desservir la Tunisie.
Mais j'ai passé l’âge d'étaler les détails de ma biographie, de disséquer les phrases de mes centaines d’articles, de justifier la fidélité de mes convictions, le pourquoi de mes actes et de mes choix. J’ai passé l’âge de l’indulgence, de la soumission à l’arbitraire, du risque d’incarcération sans cause ni raison. C’est pourquoi je ne retournerai pas en Tunisie devenue « prison à ciel ouvert », pas avant l’éclosion du printemps nouveau.
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