dimanche 14 juillet 2024

Voyage en Franciade insoumise


Ce lieu est le coeur de l’histoire de France. Ici, depuis Dagobert tous les rois sont venus à genoux faire pénitence. Ici ils ont reçu les ultimes sacrements, ont été inhumés, exhumés… Ici reposent les reliques de 43 rois et 32 reines. Ici c’est la basilique-cathédrale de Saint-Denis, du nom de l’évêque qui convertit les parisiens au christianisme il y a mille huit cents ans. Décapité à Montmartre par les Romains, il ramassa sa tête et tituba pendant 7 kilomètres avant de s’effondrer en ce lieu sacré par le plus extraordinaire et le plus incroyable des miracles. 


La cité était au Moyen-âge le rendez-vous d’une immense foire annuelle. Après la révolution de 1789, elle abandonna son nom pour celui de Franciade qu’elle conserva jusqu’à l’an 1800. Elle fut aux avant-postes de la capitale pour repousser les allemands en 1870, en 1914 et en 1940. Elle est depuis le début du siècle l’épicentre des luttes ouvrières et demeure la banlieue parisienne « rouge » frondeuse, imprévisible, très fidèlement et majoritairement insoumise au pouvoir parisien.

Pour autant, la ville est parfaitement oecuménique. Elle compte une dizaine d’églises, cinq mosquées, autant de paroisses évangélistes, trois synagogues, des temples, et mêmes des sectes. Tous cohabitent en parfaite tolérance.


C’est une sous préfecture, mais bien plus peuplée que les départements de la Lozère ou de la Creuse. On y dénombre 113 000 habitants dont  61 000 « français de naissance »  16 000 « français par acquisition » selon  les termes de l’INSEE, qui recense aussi  6 600 Algériens, 2 800 Marocains, 1 800 Portugais, 1 700 Tunisiens, 11 000 « autres nationalités d’Afrique » etc…  La population est plus jeune que la moyenne nationale. Les actifs sont ouvriers (BTP) ou employés (services, commerces, administration). Le taux de chômage est important mais aussi le nombre de créations d’emplois. Pauvreté sur-représentée, police et justice sous-représentées entrainent un taux de criminalité du double de la moyenne nationale. 

Il ne viendrait jamais à l’idée d’un touriste d’aller flâner à Saint-Denis. C’est un tort, car pour le prix d’un ticket de métro, ce voyage vaut toutes les destinations du tiers monde.  




Depuis le centre de Paris, la station Saint-Denis Basilique est à 17 minutes. L’escalier mécanique, qui parfois fonctionne, vomit les voyageurs au milieu d’un sorte de galerie commerciale mal éclairée qui sent l’huile de fast-food. On progresse au coude-à-coude dans des ruelles bordées d’immeubles vétustes en béton gris aux excroissances pointues qui ont fait la célébrité d’une architecte « brutaliste » des années 80. On est au coeur de l’îlot 8 de la ZAC. C’est hideux. On a envie de rebrousser chemin. 


Mais voici qu’on débouche sur une vaste esplanade ensoleillée hélas en partie masquée par les doubles palissades d’un chantier qui s’éternise. L’Hotel de ville, - à gauche - est flanqué d’un bâtiment moderne et moche qui côtoie la beauté: une cathédrale de style gothique primitif pur et sobre aux proportions parfaites. Elle abrite un musée auquel il faut absolument consacrer deux heures de visite. Un peu plus loin - à droite - l’imposante Maison d'éducation de la Légion d’honneur et son parc magnifique, puis le regard glisse sur une petite chapelle et découvre dans le prolongement du parvis la rue principale encombrée d’une foule bigarrée qui évolue entre les étalages. À cent pas de là, le marché couvert  édifié au début du siècle dernier mériterait un coup de badigeon. Tous ces espaces sont réservés aux seuls piétons mais les scooters semblent tolérés tout comme le stationnement d’un couteux cabriolet autour duquel une bande de jeunes tourne avec le respect du à son propriétaire, sans doute un caïd du coin.


Flâner dans cette ville est une expérience déconcertante. Le meilleur côtoie le pire, le beau voisine le laid. Des petits hôtels particuliers, des pavillons proprets alignés dans des rues calmes débouchent sur des avenues bruyantes bordées d’immeubles décrépis. Voici un passage caché entre deux blocs d’habitations: on y vend du riz par sac de 25kg, des coupons de tissus bariolés, des postiches, des chaussures de sport à prix imbattables, des fruits, du poulet congelé… C’est Tunis, Abidjan, Ankara, Cayenne, Dacca tout à la fois.

Le nom des rues évoque les natifs oubliés. Fernand Grenier député communiste, qui se rendit clandestinement à Londres avec son rival politique le très droitiste chef du réseau de la confrérie Notre-Dame , Gilbert Renault ou colonel Rémy. Ils voyagèrent tous deux allongés serrés l’un contre l’autre pendant six heures dissimulés au fond de la cale d’une barque de pêcheur pour échapper au Allemands. Ça crée des liens ! Ils scelleront devant le général de Gaulle l’unité de la résistance qui contribuera à libérer la France. Ce n’est pas rien !

Plus loin le boulevard qui traverse l’île Saint-Denis appelle le souvenir de Marcel Paul: enfant trouvé, placé, éduqué, militant syndicaliste, ministre de l’industrie dans le gouvernement provisoire présidé par de Gaulle à la libération. Il était l’ami à vie de Marcel Dassault qu’il avait sauvé à Buchenwald. D’autres anciens maires ont leur rue, sauf bien sûr Jacques Doriot qui trahit le parti communiste en créant le  sinistre Parti Populaire Français et trahit la France en endossant l’uniforme ennemi. 

L’histoire de la ville est celle de l’Histoire de France, de ses fractures, de ses réconciliations, aucune autre n’y est aussi étroitement liée, aucune autre n’est à ce point ignorée.

 

Pour casser la croute ou boire un coup, il y a l’embarras du choix. Sur le parvis de la Basilique des brasseries étalent leur clientèle sous des parasols. Dans les petites rues adjacentes, les restau bobo et les modestes estaminets basques, maliens, éthiopiens, corses, marocains sont légion.  

Mes pas et mon odorat me conduisent vers un « salon de thé » devant lequel trône une bassine où frient des beignets comme à Sidi Bou Saïd. Les vitrines offrent à l’oeil des gourmands des montagnes de petits pains, pâtés, pizzas, crêpes et toutes sortes de friandises orientales. Le « salon » est une vaste pièce carrelée façon salle de bain meublée d’une dizaine de tables en formica. La plupart sont occupées par des femmes en fichu ou en cheveux avec les lunettes de soleil sur la tête. C’est la mode. Il y a aussi quelque adolescents à casquette, visière sur la nuque qui dévorent des sandwichs. Le brouhaha des conversations couvre les gémissements mélodieux d’une chanteuse libanaise à la télévision qui alternent avec une retransmission de la prière en direct de la Mecque. Je cherche du regard un endroit où me poser. Au fond de la salle, un homme attablé avec quatre comparses, me désigne une chaise près de lui.


On m’observe du coin de l’oeil.  Pour le garçon de café qui court comme un beau diable, je suis transparent. Il me prend pour un touriste gaouri égaré. Je finis par perdre patience et sur un ton énervé, je l’engueule gentiment…en arabe. Alors, en moins d’une minute apparaissent un verre de thé à la menthe et deux gâteaux de semoule. Aussitôt, mes voisins, entament la conversation. Ils sont contre-maîtres dans le bâtiment,  ambulancier, sapeur pompier. Tous originaires de Guelma et d’Annaba. La frontière tunisienne n’est pas loin. Les mots, les expressions, l’accent sont les mêmes. Entre « pays » on fait vite connaissance. Ils sont bi-nationaux. On parle de tout et de rien, de foot et d’élections. On plaisante. « La demi-finale de l’Euro est perdue, mais on est qualifié pour Matignon » Ici me dit l’un d’eux en rigolant on est tous des « islamo-gauchistes » on vote Mélenchon !


Soudain, les conversations s’interrompent. Sur l’écran de télévision la retransmission par une chaine arabe d’un bombardement de Gaza fige l’assistance. À l’unisson mes voisins murmurent une prière. Le temps semble comme suspendu à l’abomination des images. Une femme brise le silence en criant des invectives. Malgré ses protestations, le patron change de chaine « il y a des enfants » dit-il sans préciser s’il s’agit de ceux qui ont été pulvérisés à Gaza où de ceux qui dans la salle, sucent un cornet de glace.


Un gaillard portant sur un plateau un gargantuesque casse-croute débordant de frittes et de mayonnaise s’installe parmi nous. Les salamalecs sont expédiés. « C’est un renégat me glisse à l’oreille » mon voisin avant de s’éclipser avec ses amis. 

L’ogre est plutôt sympathique. Il s’appelle A.B, un diminutif plus chic qu’Abderrazak, Abderrahmane, ou Abdo (créature en arabe). Il me raconte sa vie. Ses parents sont d’Oran. Il est né ici dans les années 80. Après quelques études il a monté une petite entreprise de peinture, épousé une Savoyarde, fréquenté les élus, servi d’intermédiaire entre les différentes communautés. Car le 93 c’est un patchworks de guettos. Dit-il. On a parqué les arrivants dans des cités selon leur origine. Il y a le quartier Bamako, le quartier Ouerzazate, le quartier Espagnol… « Moi j’habitais Alexandrie près du périphérique où s’entassent les Égyptiens. Un jour, l’un d’entres eux a tenté de violer ma femme dans l’escalier. Elle a hurlé, je suis sorti de l’appartement et j’ai massacré le batard. Il est resté deux semaines dans le coma. Moi, j’ai fait 72 heures de garde à vue dans un bureau du commissariat ou les flics qui me connaissaient ont été corrects. Finalement c’est un avocat qui m’a sorti du cauchemar. Un avocat juif, oui ouallah ! Il m’a évité les assises. Par lui j’ai négocié avec l’Égyptien le prix de son sang et il a retiré sa plainte. J’ai du liquider ma boite et vendre mon appartement que j’avais presque fini de payer. Aujourd’hui je suis chauffeur de limousine. Je ne me plains pas al hamdoulillah ! Après cette histoire, en 2022, j’ai collé les affiches pour Le Pen. Normal non ? Aux dernières élections j’ai voté Insoumis à cause de Gaza. Ouallah ! Mais ici, personne ne me croit, tout le monde continue de me traiter de fasciste ! »  

Optimiste de nature, A.B attend avec impatience l’ouverture des JO. La fête au stade de France situé tout à côté sera celle de la réconciliation des extrêmes. Les champions issus de l’immigration seront acclamés quand ils feront leur tour d’honneur enveloppés dans le drapeau tricolore. Inchallah !


Dans le métro qui me ramène à Paris, il me revient que malgré toutes ses blessures, la ville a conservé pour devise le cri de victoire des croisés: « Monjoie Saint-Denis ! »



Et c’est ainsi qu’Allah est grand  (Alexandre Vialatte)


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