mardi 4 mars 2025

Flâneries odonymiques à Tunis

Le nom de rue est le lieu d’hébergement, l’étiquette complémentaire de l’identité, l’adresse obligatoire de tous les domiciliés. Dans les villes du nouveau monde, elles sont affublées d’un numéro. À New-York, on se donne rendez-vous au coin de la 8ème et de la 34ème alors qu’à Paris, on se retrouve au bistrot de l’angle de l’avenue du Président Roosevelt et du Président Wilson. Rassurons nous, il n’y aura jamais en France une assemblée d’édiles pour donner le nom de Trump pas même une impasse. 

L’odonyme est la désignation d’une voie de communication par un nom propre. L’odonymie est l’étude des noms des rues. Cette discipline est inconnue en Californie où l’imagination se limite aux « Ocean Beach Bd» et « Pacific Beach ave ».  

En France, « l’odonymologue » se régale car y a 1,5 millions noms de rue dont l’occurence est souvent banale: entre celle de l’Église, celle du Marché ou de l’École, il y a aussi les grand personnages Pasteur, De Gaulle, Jaurès, Hugo qui sont en bonne place tout comme les rois mais jamais l’empereur. On recense seulement 7,5% de femmes car les conseils municipaux sont peuplés de misogynes ! Y compris à Paris où la maire a débaptisé la rue du Maréchal Bugeaud, sabreur d'algériens, remplacé par l’ultime Compagnon de la Libération Hubert Germain. Quitte à cicatriser les plaies d’Algérie en ravivant les polémiques, j’aurais préféré une plaque Anne Beaumanoir

Pour la plupart des passants l’odonyme est inconnu. Qui est ce quidam qui squatte le nom de ma rue ? Quels faits lui valent cette gloire postale toujours posthume. Le parisien connait la Place du Trocadéro, la rue d’Odessa, le boulevard Sebastopol, l’avenue Mac Mahon, la rue de Lourmel, le Pont de l’Alma, le métro Malakoff…il méconnait la guerre de Crimée qui fit entre 1853 et 1856  sept cent mille morts dont cent mille soldats  français !  Contre l’oubli la plaque de rue n’a qu’un temps. D’ailleurs, elle change de nom au gré des agitations de l’histoire. Retiendra t-on ma proposition de renommer la très chic avenue Franco-Russe: Président Volodymir Zelinsky ? Tout est possible. Seuls les Champs Elysées sont assurés de l’éternité !

L’odonymie est passionnante car elle révèle l’évolution de la société dans la cité. Le monumentale Dictionnaire des rues de Paris de Jacques Hillairet est une somme de savoir qui émerveille le promeneur. Aucune autre ville au monde ne possède autant de matière à érudition…sauf peut-être la ville de Tunis dont l’Histoire surprenante a été racontée en 700 pages par Paul Sebag il y a trente ans.

Il y a deux mois, l’une de ses disciple, Hasna Ghoul a soutenu une thèse de doctorat à l’Université de Rouen Normandie: « Les noms de rue de la ville de Tunis ». Ce travail laborieux très savant écrit soigneusement se lit comme un roman. On lui souhaite l’avenir d’une édition de poche pour guider l’amateur dans les dédales de l’une des plus belles cités de la Méditerranée car son catalogue savant illustré invite à déambuler le nez en l’air.

Chaque plaque en émaille bleu tracée en lettres bâton françaises et calligraphiée en langue arabe raconte l’histoire de la sociologie du lieu. En universitaire scrupuleuse, Hasna Ghoul détaille en quatre parties les aspects environnementaux, sociolinguistiques, historiques, glottopolitiques. Mais pour autant, ce découpage académique et l’usage  de concepts savants ne parviennent pas à occulter la passion de la chercheuse que l’on devine émerveillée par la découverte de chaque odonyme.

Le néophyte retiendra l’histoire de la célèbre rue des bordels de la médina qui portait le nom d’un Sidi promptement effacé par des intégristes indignés en 2011 cependant que la plaque de la « Rue des Charcutiers » a seulement été gribouillée. On s’interroge sur la traduction et la prononciation en arabe de la « Rue des Moniquettes »  qui doit faire rougir et rire les collégiens. On s’étonne de la célérité des autorités à rétablir en Avenue de Paris celle qui en une nuit avait été baptisée Avenue de Gaza. Enfin, on sourira à la transcription bien prononcée de la « Rue du tribounal » ou de l’outrage à la légendaire propreté du pays helvète car la « Rue des Suisses » est jonchée d’immondices.

Contrairement à la légende propagée par les anciens colons: après l’indépendance, la « Place Anatole France » n’a pas été rebaptisée « Place Anatole Tunisie » mais Place de la République. 

Fort heureusement, rien n’efface les souvenirs de jeunesse, ainsi les lycées Carnot et Cailloux devenus Bourguiba et Flaubert restent chez nos anciens élèves attachés à leur appellation d’origine.