« Pisqu’on t’dit qu’on a besoin de toi, tu viens, tu discutes pas…» Léon m’entraîne fermement par le coude vers la cabine de son quinze tonnes où patiente Emile qui mâchouille son premier mégot de la journée. On roule en silence. Derrière dans la remorque, des moutons serrés comme des pelotes protestent dans les virages. Je profite d’une ligne droite pour rappeler à mes kidnappeurs les dispositions du code pénal. « bééé !» fait Léon en relançant le camion. Tout à coup je pige. On va au marché de Forban ! « T’as deviné ! Paraît qu’t’es fortiche en stratégie de crise, alors on veut te voir à l’œuvre » lance le compère en me montrant le canon du fusil qui dépasse derrière son siège.
Figurez-vous que l’an dernier mes voisins se sont vilainement fait tondre à la grande foire aux ovins de Forban. Des filous s’étaient entendus pour faire baisser les cours, résultat : des agneaux supérieurs extra lourds ont été bradés 25 euros. Rendez-vous compte, une bête sur patte sortie du pré au prix du kilo de gigot ! Pour survivre à ce mauvais coup, les éleveurs avaient été obligés d’aller pleurnicher au Crédit Agricole et de bouffer des patates. Emile et Léon s’en étaient mieux sortis en vendant le reste de leur cheptel à une filière clandestine d’égorgeurs halal d’Agnus Dei.
Mais pendant l’hiver autour des ragouts de pomme de terre, la mésaventure avait alimenté la fronde. La résistance s’était organisée. Il avait été juré croix de bois croix de fer qu’aucun éleveur ne céderait plus jamais d’agnelle à moins de cinquante euros. Le cas échéant, les innocentes bêtes seraient conduites illico presto à la Tour Eiffel pour y être saignées et barbecutées sous les caméras de BBC News dont le correspondant résidant secondairement dans le Perche avait été mis dans le scoop.
Voici pourquoi l’appréhension me nouait l’estomac en arrivant à Forban où un comité d’accueil inhabituel nous attend. Des hôtesses en jupettes guident notre semi-remorque vers le parking, puis des jeunes gens souriants nous aident à la manœuvre de déchargement des bêtes, même le vétérinaire se montre avenant… C’est louche ! Mes compagnons se renfrognent. « Ça sent la récidive ! » L’esplanade est bientôt couverte d’enclos de fortune. L’inquiétude gagne les moutons qui bêlent de concert. Tiens, il y a des acheteurs de Zurich et de Dubaï. Voici que le maire de Forban monte sur l’estrade, il annonce au micro que le maquignon habituel étant grippé, (aaah ! se réjouit la foule) il assurera personnellement la criée des enchères (oooh ! se lamente la foule). Mais à l’ébahissement général le premier lot de médiocres moutons maigres est adjugé au prix faramineux de 180 euros l’animal. Les sourires reviennent, d’abord incrédules, puis un joyeux chahut gagne l’assemblée au rythme de la flambée des cours. 300 euros ! Du jamais vu pour un navarin sur pattes. Le fusil est rangé, les bouteilles circulent, les i-phones textotent la bonne nouvelle. La jacquerie prévue est ajournée sine die.
« Bon ce n’est pas tout, va falloir qu’on s’occupe des pommes maintenant ! » annonce l’Emile sur la route du retour.
Il faut dire que l’an dernier, la récolte avait été tellement exceptionnelle que l’on s’était tous cassé le dos à ramasser des tonnes de reinettes. Peine perdue ! La cidrerie avait refusé les camions de la région. « Il faut se mettre à l’heure de l’Europe » avait expliqué le jeune directeur de l’usine. « J’importe les fruits à cinq centimes d’euro le kilo…de Pologne, troisième exportateur mondial grâce à sa voisine l’Ukraine! Désolé les gars, allez voir chez les compotiers…» Résultat : toute la récolte était partie dans les auges à cochons et les garnitures à boudins.
« Ça va changer » avaient alors juré les normands qui n’aiment pas être pris pour des pommes plus d’une fois dans leur vie.
En doublant une voiturette, Léon me confie que Dimanche prochain, pendant que les femmes seront à la messe de la nouvelle basilique d’Alençon, on tiendra conclave sur les méthodes de radicalisation du mouvement façon bonbonnes de butane. Je me dis que ça sent le roussi et me hâte de déclarer avec une belle hypocrisie « Je suis désolé les copains mais sur ce coup-là, il faudra vous passer de ma pomme car je serai en voyage d’affaires à l’étranger, on me demande d'intervenir sur la baisse des cours du gaz d'Iran et d'Algérie et d’aller éteindre le feu en Grèce…»
1 commentaire:
Très drôle la façon de réécrire le journal ! Tu ne veux pas venir pour défendre mon salaire par hasard..
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