Je pensais qu’un dimanche midi serait propice à la visite. Peine perdue, il y avait bien mille personnes au musée Rodin. Des Japonais, des Russes, des Grecs, des Polonais, des Ouigours, des Espagnols, des Brésiliens…S’agissait-il de visiteurs ? Je ne le crois pas car tous sans exception photographiaient méthodiquement les bronzes et les marbres et semblaient pressés d’achever leur corvée. Certains de ces étranges étrangers prenaient la pose du Penseur, d’autres se juchaient sur les épaules de Victor Hugo ou enlaçaient les de Wissant de Calais. Mais pourquoi donc les bofs du monde entier se donnent-ils rendez-vous à Paris ? J’avais envie de les sortir, « allez oust ! Ici c’est patrimoine na-tio-nal, ceux qui ne sont pas amoureux dehors ! »
Emporté par la foule, je n’ai pas vu grand-chose de l’exposition Rodin-Matisse. Juste quelques images fugitives volées par-dessus l’épaule d’un Ukrainien. Je peine à vous les restituer.
Le face à face des œuvres est troublant. Il révèle des traits jumeaux. Le même contour. La posture et le galbe du modèle pareillement restitués. Faut-il s'en extasier ? Le cheminement vers l'essentiel est une obsession commune aux grands artistes, c’est la quête de l'épure, d'un rien plein du tout. Être artiste, c'est consacrer sa vie à raboter un tronc d'arbre pour en faire une brindille plus émouvante que la forêt.
En ce sens, la cambrure de Matisse EST la femme. Son dessin bleu est la nativité, la sensualité, l’aversion, la tendresse, la félicité, la beauté... Oui, tout cela en quelques traits sur un carton.
Chez Rodin, la femme c'est Iris; la déesse saisie dans un bond de danse les jambes ouvertes sur l'origine du monde. Iris impudique et émouvante. Simplement nue dans une fragilité parfaite, complète et aboutie. C’est ELLE.
Il y a vingt ans quand le musée était encore peu connu, Iris s'exhibait dans la galerie. Aujourd'hui la voici reléguée dans un coin. C'est à tort. Mais le conservateur a choisi de mettre en valeur les mains de Rodin. Il a raison. Les mains: outils et modèles obsessionnels du grand sculpteur. Les mains de Rodin parlent et crient la douleur et la joie, la douceur et le désespoir. Elles se creusent dans l'adieu, s’ouvrent en caresses, et s'élèvent en cathédrale d’espoir. Il y a aussi les pieds pour la puissance de l'ancrage et la détermination des personnages. Mais ce sont des appendices sans grâce ignorés des ingrats auxquels seuls les sculpteurs savent rendre hommage.
Ni pieds ni mains chez Matisse et pourtant ses danseuses dansent sur le mur, cependant qu’à Calais les bourgeois pieds dans la boue tête dans les mains, patientent aux portes de l'enfer…Clic, clic-clic. Insupportable !
Vers la sortie, une troupe de Chinois me bouscule. Ma colère s’apaise en pensant à ce jour frais de ma jeunesse où à Pékin une voiture du parti de Mao me déposa devant le porche de la Citée Interdite. Seul pendant trois heures j’errais dans le palais désert, goûtant à chaque pas le délice de mon privilège inouï d’être l’unique touriste de ces lieux. Il me revient aussi en mémoire que j’avais pris une bonne centaine de photos qui doivent encore dormir dans un carton au fond d’un placard. « Allez oust ! Rentrons… »
En m’éloignant, je me promets de retourner à Rodin, dès qu’un jour de grève, de pandémie ou de barricade se présentera.
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