dimanche 16 juin 2013

Tunisie, l'armée en embuscade


« Les fossoyeurs de la révolution ont pris l’initiative….le spectre du scénario algérien se profile à l’horizon ». 
L’auteur de cette sombre prédiction est un ancien colonel de l’armée tunisienne. Dans un long article publié par le principal quotidien de Tunis l’officier de réserve est sorti de ses gongs.
On aurait tort de ne pas prêter une oreille attentive au coup de gueule de ce cinq galons car il est à la tête d’une association dont les membres partagent son opinion. Dans les cercles d’initiés, le papier du colonel (cr) Mohamed Kasdallah est interprété comme un coup de semonce qui pourrait bien annoncer la fin des orteils écrasés.


Il faut rappeler que l’armée tunisienne avait été paupérisée par Bourguiba dont le crédo était : tout pour l’éducation. Systématiquement les propositions d’équipements militaires étaient  écartées. « Combien vos engins ? Pff pour ce prix je construis deux lycées ! » La troupe sous Bourguiba était armée de sa seule bonne volonté.
Dans les années 90, le vrai-faux militaire Ben Ali qui détestait porter l’uniforme, a modernisé l’armée tout en soumettant ses cadres à une surveillance de chaque instant. Trente ans durant il n’eut de cesse de débusquer les complots imaginaires. Durant cette période noire, les officiers têtes baissées ont continué de se former avec acharnement. Ainsi, la plupart d’entre eux sont-ils aujourd’hui des techniciens hors pair et des collectionneurs de diplômes.
Contrairement aux autres corps de la société, l’armée est restée à l’abri de toutes influences : politique, mercantile et religieuse. L’idéal républicain y est célébré sans concession ni état d’âme à un niveau sans doute équivalent à celui de l’US Army. Pourtant, la mission de l’armée tunisienne n’est pas de tout repos car elle administre seule un immense désert inhospitalier situé aux confins  sud du pays entre la Libye et l’Algérie.

La révolution de 2011 n’a pas encore franchi les portes des casernes. Les régiments restent cantonnés. De temps à autre le populaire Chef d’Etat Major montre le bout de son képi et pour apaiser l’opinion quelques véhicules blindés sont déployés. En 2012, aux frontières turbulentes de la Libye, près d’un million de réfugiés ont été efficacement canalisés, révélant la capacité des soldats à se muer en acteurs humanitaires.

Mais cette posture débonnaire a radicalement changé depuis que le Jebel Chaambi s’est enflammé.
Cette montagne domine le pays du haut de ses 1540 mètres. Il est désert. Neige hivernale au sommet, forêts touffues en contrebas, semi aridité au pied. Une méchante route sillonne jusqu’à 1300 mètres qui permet de contempler l’Algérie voisine. Il y a encore trois mois, le mont Chaambi était le paradis des chasseurs de cochons et de perdreaux, le rendez-vous des  gâchettes de Kasserine la tunisienne et de Tebessa l’algérienne qui s’y retrouvaient pour de joyeux barbecues. 
Las ! Ansa El Charia, (filiale d’Aqmi, groupe Al Qaïda)  y a subitement élu domicile. Des mines « de fabrication artisanale » ont sauté, des soldats ont été amputés. Ratissage, échanges de tirs. Des fantassins tunisiens ont péri.
Dans un premier temps, l’armée a communiqué dans l’invraisemblance. Alors des reporters se sont déplacés. Des pros comme Lilia Blaise ont rapporté des récits précis et démonté « une désinformation coupable » Pour embrouiller davantage la situation Ansa El Charia a démenti catégoriquement toute implication. Son porte-parole est même venu partager le deuil de la famille de l’Adjudant Chef Mbarki tombé au champ d’honneur… victime d’un malencontreux tir ami.

C’est sans doute ce « cafouillage » peu glorieux qui a décidé le Colonel (cr) Kasdallah à publier son pamphlet.
Contre les « intégro-terroristes » l’officier supérieur réclame des mesures radicales. Il faut dit-il et sans qu’il soit besoin de rechercher un inutile compromis, prendre l’initiative « d’éradiquer le virus » en portant des attaques préventives d’« avant-coups ». Il préconise le maillage du territoire par des comités de citoyens réservistes chapeautés  par des « task forces » sous commandement unifié. Les salafistes et autres ultras radicaux sont qualifiés de terroristes « intérimaires » ou à temps partiels, attendant le retour de leurs troupes du Mali et de Syrie pour passer à l’action et ne faire qu’une bouchée du pouvoir tunisien « agrippé à la légalité ».

Un spectre hante le colonel tunisien et ses amis : la guerre civile d’Algérie qui coûta la vie à cent mille âmes à la fin du siècle dernier et dont les soubresauts perdurent encore.

De l’autre coté et par un effet miroir, l’armée algérienne est elle aussi hantée par le cauchemar d’une possible guerre civile en Tunisie.
Certains officiers réclament un amendement de la constitution pour permettre à l’Armée Nationale Populaire de sortir de ses frontières. Une coopération transfrontalière est déjà discrètement et laborieusement effective entre la Gendarmerie Algérienne qui est un corps de l’ANP et la Garde Nationale Tunisienne qui dépend quant à elle du ministère de l’intérieur.
Reste que les forces armées tunisiennes et algériennes sont au diapason. Réussiront-elles à convaincre leur pouvoir politique respectif de décréter l’union sacrée des républicains contre les sectes religieuses ? Ce serait sans précédent.

La relation tuniso-algérienne a toujours été mise à mal par Alger.
Pourtant, jamais les dirigeants tunisiens n’ont failli. Mais en retour combien de traquenards ! Boumediene et Bendjedid n’aimaient pas Bourguiba lequel feignait d’ignorer les complots à répétition fomentés par le grand voisin toujours qualifié de « frère » contre vents et marées. Bourguiba connaissait trop bien l’histoire pour savoir que les deux peuples ne font qu’un.
Bouteflika, qui s’était fort accommodé de l’affairisme de Ben Ali, a accueilli la révolution tunisienne avec toute la réserve d’un révolutionnaire défroqué.
Il y a six mois Alger a prêté 5 milliards au FMI qui s’est empressé d’aller ensuite accorder « une aide » de 1,7 milliards à la Tunisie. Cette manipulation financière illustre la complexité des relations entre les deux gouvernements qui continuent d’échanger par étranger interposé.

Pour l’heure, le pouvoir d’Alger est à l’hôpital des Invalides.
Celui de Tunis est en apnée prolongée. Le triumvirat qui se partage les prébendes s’installe dans la durée. Entre l’utopiste Président, l’islamiste Premier Ministre et le radical-centriste qui préside la constituante un consensus de routine s’est installé. Ils savent que toute élection élaguera les privilèges de son clan.
Alors de connivence, ils ont décrété l’état d’urgence d’attendre.

Le comble serait que l’armée décidât de précipiter le processus démocratique.

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