« Les fossoyeurs de la révolution ont pris
l’initiative….le spectre du scénario algérien se profile à l’horizon ».
L’auteur de cette sombre prédiction est un ancien
colonel de l’armée tunisienne. Dans un long article publié par le principal
quotidien de Tunis l’officier de réserve est sorti de ses gongs.
On aurait tort de
ne pas prêter une oreille attentive au coup de gueule de ce cinq galons car il
est à la tête d’une association dont les membres partagent son opinion. Dans
les cercles d’initiés, le papier du colonel (cr) Mohamed Kasdallah est
interprété comme un coup de semonce qui pourrait bien annoncer la fin des
orteils écrasés.
Il faut rappeler que l’armée tunisienne avait été
paupérisée par Bourguiba dont le crédo était :
tout pour l’éducation. Systématiquement les propositions d’équipements
militaires étaient écartées. « Combien vos engins ? Pff
pour ce prix je construis deux lycées ! » La troupe sous Bourguiba était
armée de sa seule bonne volonté.
Dans les années 90, le vrai-faux militaire Ben Ali
qui détestait porter l’uniforme, a modernisé l’armée tout en soumettant ses
cadres à une surveillance de chaque instant. Trente ans durant il n’eut de
cesse de débusquer les complots imaginaires. Durant cette période noire, les
officiers têtes baissées ont continué de se former avec acharnement. Ainsi, la
plupart d’entre eux sont-ils aujourd’hui des techniciens hors pair et des
collectionneurs de diplômes.
Contrairement aux autres corps de la société, l’armée
est restée à l’abri de toutes influences : politique, mercantile et
religieuse. L’idéal républicain y est célébré sans concession ni état d’âme à
un niveau sans doute équivalent à celui de l’US Army. Pourtant, la mission de
l’armée tunisienne n’est pas de tout repos car elle administre seule un immense
désert inhospitalier situé aux confins sud du pays entre la Libye et
l’Algérie.
La révolution de 2011 n’a pas encore franchi les
portes des casernes. Les régiments restent cantonnés. De temps à autre le
populaire Chef d’Etat Major montre le bout de son képi et pour apaiser
l’opinion quelques véhicules blindés sont déployés. En 2012, aux frontières
turbulentes de la Libye, près d’un million de réfugiés ont été efficacement canalisés,
révélant la capacité des soldats à se muer en acteurs humanitaires.
Mais cette posture débonnaire a radicalement changé
depuis que le Jebel Chaambi s’est enflammé.
Cette montagne domine le pays du haut de ses 1540
mètres. Il est désert. Neige hivernale au sommet, forêts touffues en contrebas, semi aridité au pied. Une méchante route
sillonne jusqu’à 1300 mètres qui permet de contempler l’Algérie voisine. Il y a
encore trois mois, le mont Chaambi était le paradis des chasseurs de cochons et
de perdreaux, le rendez-vous des gâchettes de Kasserine la
tunisienne et de Tebessa l’algérienne qui s’y retrouvaient pour de joyeux
barbecues.
Las ! Ansa El Charia, (filiale d’Aqmi,
groupe Al Qaïda) y a subitement élu domicile. Des mines « de
fabrication artisanale » ont sauté, des soldats ont été amputés. Ratissage,
échanges de tirs. Des fantassins tunisiens ont péri.
Dans un premier temps, l’armée a communiqué dans
l’invraisemblance. Alors des reporters se sont déplacés. Des pros comme Lilia
Blaise ont rapporté des récits précis et démonté « une désinformation coupable » Pour embrouiller davantage la situation Ansa El Charia a démenti catégoriquement
toute implication. Son porte-parole est même venu partager le deuil de la
famille de l’Adjudant Chef Mbarki tombé au champ d’honneur… victime d’un
malencontreux tir ami.
C’est sans doute ce « cafouillage » peu
glorieux qui a décidé le Colonel (cr) Kasdallah à publier son pamphlet.
Contre les « intégro-terroristes »
l’officier supérieur réclame des mesures radicales. Il faut dit-il et sans
qu’il soit besoin de rechercher un inutile compromis, prendre l’initiative « d’éradiquer
le virus » en portant des attaques préventives
d’« avant-coups ». Il préconise le maillage du territoire par des
comités de citoyens réservistes chapeautés par des « task
forces » sous commandement unifié. Les salafistes et autres ultras
radicaux sont qualifiés de terroristes « intérimaires » ou à temps
partiels, attendant le retour de leurs troupes du Mali et de Syrie pour passer
à l’action et ne faire qu’une bouchée du pouvoir tunisien « agrippé à la
légalité ».
Un spectre hante le colonel tunisien et ses
amis : la guerre civile d’Algérie qui coûta la vie à cent mille âmes à la
fin du siècle dernier et dont les soubresauts perdurent encore.
De l’autre coté et par un effet miroir, l’armée
algérienne est elle aussi hantée par le cauchemar d’une possible guerre civile
en Tunisie.
Certains officiers réclament un amendement de la
constitution pour permettre à l’Armée Nationale Populaire de sortir de ses
frontières. Une coopération transfrontalière est déjà discrètement et
laborieusement effective entre la Gendarmerie Algérienne qui est un corps de
l’ANP et la Garde Nationale Tunisienne qui dépend quant à
elle du ministère de l’intérieur.
Reste que les forces armées tunisiennes et
algériennes sont au diapason. Réussiront-elles à convaincre leur pouvoir
politique respectif de décréter l’union sacrée des républicains contre les
sectes religieuses ? Ce serait sans précédent.
La relation tuniso-algérienne a toujours été mise à
mal par Alger.
Pourtant, jamais les dirigeants tunisiens n’ont
failli. Mais en retour combien de traquenards ! Boumediene et Bendjedid
n’aimaient pas Bourguiba lequel feignait d’ignorer les complots à répétition
fomentés par le grand voisin toujours qualifié de « frère » contre
vents et marées. Bourguiba connaissait trop bien l’histoire pour savoir que les
deux peuples ne font qu’un.
Bouteflika, qui s’était fort accommodé de
l’affairisme de Ben Ali, a accueilli la
révolution tunisienne avec toute la réserve d’un révolutionnaire défroqué.
Il y a six mois Alger a prêté 5 milliards au FMI
qui s’est empressé d’aller ensuite accorder « une aide » de 1,7
milliards à la Tunisie. Cette manipulation financière illustre la complexité
des relations entre les deux gouvernements qui continuent d’échanger par
étranger interposé.
Pour l’heure, le pouvoir d’Alger est à l’hôpital
des Invalides.
Celui de Tunis est en apnée prolongée. Le
triumvirat qui se partage les prébendes s’installe dans la durée. Entre
l’utopiste Président, l’islamiste Premier Ministre et le radical-centriste qui
préside la constituante un consensus de routine s’est installé. Ils savent que
toute élection élaguera les privilèges de son clan.
Alors de connivence, ils ont décrété l’état
d’urgence d’attendre.
Le comble serait que l’armée décidât de précipiter
le processus démocratique.
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