vendredi 30 mai 2014

Et Daniel Buren vint...

Allez savoir pourquoi, depuis une semaine, les rayures de Daniel Buren m'obsèdent. 
C'est sans doute la maturité d'une inconsciente réflexion qui chemine depuis trente ans.
A l'époque, j'étais un familier du plus beau quartier de Paris. J'adorais flâner aux jardins du Palais Royal. Dans la galerie Montpensier je croisais les ombres des promeneurs fantômes qui hantaient encore les lieux où d'illustres personnages de France sont passés. De Molière à Malraux de Colette à Camille...Le décor inspira tant de beaux esprits.
Aux beaux jours, au cœur du jardin, à midi pile, le soleil au zénith traversant une loupe, venait embraser la mèche du petit canon : boum ! Les quelques enfants et les familiers étaient ravis de la frayeur provoquée chez les quelques touristes égarés.
Dans ce décor immuable, les promeneurs au pas léger semblaient gagner un peu d'immortalité.
Et Daniel Buren vint...

Au fond des jardins du Palais Royal, il y avait une superbe cour encombrée d'hideuses voitures grises et noires sur lesquelles depuis leurs fenêtres, veillaient d'importants personnages de la Banque de France, du Conseil d'Etat, du Conseil Constitutionnel et du Ministère de la Culture. C'est sans doute pourquoi, aucune pétition de riverains (quidams et célébrités) n'obtint jamais le droit de chasser les bruyants et fumants intrus qui déparaient le paysage urbain.
Puis Daniel Buren vint...

Imposé par Jack Lang et François Mitterrand.
A la place des bagnoles, on édifia les fameuses colonnes.
Les familiers du quartier trouvèrent qu'ils avaient un peu gagné au change. Ils râlèrent pour la forme et pour la droite mais aussi parce que la polémique attirait les badauds et troublait la quiétude des lieux. J'ai souvent tenté de trouver un intérêt esthétique aux colonnes du Palais Royal. En vain car à chaque fois la vision de l'ancien parking à DS 21 troublait mon jugement.

Dimanche dernier, ma déesse Iris m'entraîne à l'opéra « populaire » de la Bastille pour contempler un ballet gesticulatoire. J'aime la danse. Un peu. C'est beau, pointu, synchro, symétrique, harmonieux... C'est le rendez-vous de la grâce, mais je m'en lasse. C'est comme ça ! D'habitude je somnole discrètement.
Le ballet de Benjamin Millipied « Daphnis et Chloé » sur une musique de Ravel m'apparaissait comme une douce promesse de Morphée.
Et Daniel Buren vint...

Sur la gigantesque scène s'affale un énorme rideau. Bandes verticales noires et blanches larges de 8,7cm très exactement. Minimaliste et foudroyant écran tombé de nul part qui éponge tous les regards. Variation de lumière et de ton. La rayure brune alterne avec l'écru. Elles évoquent la toile à matelas, le tissu de pyjama. Mais je n'ai plus sommeil. Jeu de surimpression, de fondu, rond devient carré, s'estompe... et toujours l'obsession primaire de la bande. A regret le rideau se lève.
Les étoiles bondissent et s'enlacent, les danseuses et les sujets tourbillonnent aux sons des cuivres et des cordes tapis dans la fosse. C'est charmant, c'est gracieux, je suis sur le point de fermer les yeux.
Mais Daniel Buren revint...

Cercle, carré, rectangle de lumière. Intercalés, posés, hissés. Tous encadrés de cette obsédante nécessité de bandes. Le jeu des formes géométriques absorbe le ballet et l'orchestre. Trois fois rien d'apparence, et le reste s'efface. Les bandes à Buren envahissent l'espace, elles inversent les rôles, réduisent le ballet à un décor et la musique de Ravel à un fond sonore.

Quelques jours plus tard, l'obsession de Buren me poursuit encore. Ses rubans rigides me manquent, j'essaie de les discerner partout.
Sur l'asphalte du passage piéton, sur la ligne jaune infranchissable. Au feu rouge je stoppe derrière une « Citroen Picasso » et imagine aussitôt de baptiser « Buren » ma voiture d'un coup de pinceau.
J'ai repeint le plafond de ma chambre alternant parfaitement le blanc et le bleu symétriquement, parallèlement, très exactement sept centimètres et neuf millimètres de large. Mon sommeil et mes insomnies se succèdent linéairement. Le kaleïdoscope de mes rêves a perdu son centre de gravité, il s'étire indéfiniment, j'ai l'impression d'être couché sous un linceul aux couleurs du drapeau de la Grèce.
Je cherche désespérément à retrouver l'émotion primitive. Elle ne vient pas car ma copie de Buren, c'est du gribouillage. Forcément.

Un ami savant m'explique les raisons de mon trouble. L'hémisphère droit de mon cerveau limbique primitif qui somnolait depuis ma naissance s'est enfin réveillé.
Je suis désormais accessible au langage visuel de Daniel Buren.
Et ça se soigne ?
Heureusement que non !

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