C'est sans doute la maturité d'une inconsciente
réflexion qui chemine depuis trente ans.
A
l'époque, j'étais un familier du plus beau quartier de Paris.
J'adorais flâner aux jardins du Palais Royal. Dans la galerie
Montpensier je croisais les ombres des promeneurs fantômes qui
hantaient encore les lieux où d'illustres personnages de France sont
passés.
De Molière à Malraux de Colette à Camille...Le décor inspira tant
de beaux esprits.
Aux
beaux
jours, au cœur du jardin, à midi pile, le soleil au zénith
traversant une loupe, venait embraser la mèche du petit canon :
boum ! Les quelques enfants et les familiers étaient ravis de
la frayeur provoquée chez les quelques touristes égarés.
Dans
ce décor immuable, les promeneurs au pas léger semblaient gagner un
peu d'immortalité.
Et
Daniel Buren vint...
Au
fond des jardins du Palais Royal, il y avait une superbe cour
encombrée d'hideuses voitures grises et noires sur lesquelles depuis
leurs fenêtres, veillaient d'importants personnages de la Banque de
France, du Conseil d'Etat, du Conseil Constitutionnel et du Ministère
de la Culture. C'est sans doute pourquoi, aucune pétition de
riverains (quidams et célébrités) n'obtint jamais
le droit de chasser les bruyants et fumants intrus qui déparaient le
paysage urbain.
Puis
Daniel Buren vint...
Imposé
par Jack Lang et François Mitterrand.
A
la place des bagnoles, on édifia les fameuses colonnes.
Les
familiers du quartier trouvèrent qu'ils avaient un peu gagné au
change. Ils râlèrent pour la forme et pour la droite mais aussi
parce que la polémique attirait les badauds et troublait la quiétude
des lieux. J'ai
souvent tenté de trouver un intérêt esthétique aux colonnes du
Palais Royal. En vain car à chaque fois la vision de l'ancien
parking à DS 21 troublait mon jugement.
Dimanche
dernier, ma déesse Iris m'entraîne à l'opéra « populaire »
de la Bastille pour contempler un ballet gesticulatoire. J'aime la
danse. Un peu. C'est beau, pointu, synchro,
symétrique, harmonieux... C'est le rendez-vous de la grâce, mais je
m'en lasse. C'est comme ça ! D'habitude je somnole
discrètement.
Le
ballet de Benjamin Millipied « Daphnis et Chloé » sur
une musique de Ravel m'apparaissait comme une douce promesse de
Morphée.
Et
Daniel Buren vint...
Sur
la gigantesque scène s'affale un énorme rideau. Bandes verticales
noires et blanches larges de 8,7cm très exactement. Minimaliste et
foudroyant écran tombé de nul part qui éponge tous les regards.
Variation de lumière et de ton. La rayure brune alterne avec l'écru.
Elles évoquent la toile à matelas, le tissu de pyjama. Mais je n'ai
plus sommeil. Jeu de surimpression, de fondu, rond devient carré,
s'estompe... et toujours l'obsession primaire de la bande. A regret
le rideau se lève.
Les
étoiles bondissent et s'enlacent, les danseuses et les sujets
tourbillonnent aux sons des cuivres et des cordes tapis dans la
fosse. C'est charmant, c'est gracieux, je suis sur le point de fermer
les yeux.
Mais
Daniel Buren revint...
Cercle,
carré, rectangle de lumière. Intercalés, posés, hissés. Tous
encadrés de cette obsédante nécessité de bandes. Le jeu des
formes géométriques absorbe le ballet et l'orchestre. Trois fois
rien d'apparence, et le reste s'efface. Les bandes à Buren
envahissent l'espace, elles inversent les rôles, réduisent le
ballet à un décor et la musique de Ravel à un fond sonore.
Quelques
jours plus tard, l'obsession de Buren me poursuit encore. Ses rubans rigides
me manquent, j'essaie de les discerner partout.
Sur
l'asphalte du passage piéton, sur la ligne jaune infranchissable. Au
feu rouge je stoppe derrière une « Citroen Picasso » et
imagine aussitôt de baptiser « Buren » ma voiture d'un
coup de pinceau.
J'ai
repeint le plafond de ma chambre alternant parfaitement le blanc et
le bleu symétriquement, parallèlement, très exactement sept
centimètres et neuf millimètres de large. Mon sommeil et mes
insomnies se succèdent linéairement. Le kaleïdoscope de mes rêves
a perdu son centre de gravité, il s'étire indéfiniment, j'ai
l'impression d'être couché sous un linceul aux couleurs du drapeau
de la Grèce.
Je
cherche désespérément à retrouver l'émotion primitive. Elle ne
vient pas car ma copie de Buren, c'est du gribouillage. Forcément.
Un
ami savant m'explique les raisons de mon trouble. L'hémisphère
droit de mon cerveau limbique primitif qui somnolait depuis ma
naissance s'est enfin réveillé.
Je
suis désormais accessible au langage visuel de Daniel Buren.
Et
ça se soigne ?
Heureusement
que non !
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