Il
s'est posé sur un fauteuil, les mains
sur les genoux, la tête légèrement baissée, le regard fixé sur
son interlocuteur. Impassible comme un sphinx. En lui, rien ne bouge.
Il parait capable de tenir la pose pendant des heures. Etonnante
placidité.
D'où
lui vient cette zen attitude ?
L'homme a été formé à la dure école des
interrogatoires musclés, dans les geôles de Ben Ali. Un geste de
trop c'était la vie en moins. Il a appris à se taire, à faire le
dos rond, à se travestir en caméléon, à s'empêcher de tousser, à
s'abstenir de ciller.
C'est
impressionnant. Il émane de cette statue massive et ancrée la force
d'un Rodin.
De
passage à Paris la semaine passée, Rached Ghannouchi n'a pas couru
les musées. Il n'a pas été invité à l'Elysée ni à Matignon
mais entre une prière à la grande mosquée et un meeting en
banlieue, il a été reçu avec discrétion par quelques hommes
d'influences.
C'est
ainsi qu'à l'Académie Diplomatique Internationale, il a discouru
aimablement devant un parterre clairsemé mais des premiers rangs de
nobles qualités.
L'heure
était trop courte pour la rencontre d'un personnage aussi complexe ;
il faudrait un séminaire tout entier pour tenter de le débrider.
La
rhétorique du Président d'Ennahdha est connue, elle est ressassée
à longueur de médias. Elle soulève d'innombrables commentaires
définitifs. On idolâtre ou on exècre. On adhère ou on combat.
En
ce lieu propice, on espérait vainement quelques confidences, mais
l'intérêt n'était pas seulement de l'entendre que
celui de
l'observer.
Ghannouchi
est musulman et arabe ou inversement. Point. Il faut souligner cette
évidence car on prend trop souvent les Tunisiens
pour les hybrides de Phéniciens ou d'Andalous. Ils ne le sont pas
tous.
Ni
africain, ni méditerranéen, encore moins européen. Définitivement
pas francophone. Pour les Français
familiers d'une Tunisie où la plupart des dirigeants sont
binationaux, diplômés des facultés ou grandes écoles parisiennes,
la singularité est déroutante. Dans sa jeunesse, Ghannouchi
n'a passé qu'une seule année à Paris « j'ai oublié mon
dictionnaire » s'excuse t-il ; prétexte élégant pour
choisir de s'exprimer en arabe. Un brillant traducteur tunisien
l'accompagne. Hélas, un universitaire arabisant placé
inopportunément à la tribune imposera trop souvent son truchement.
L'interprétariat simultané est un métier qui ne s'improvise pas
sans risque de brouiller le message, or celui du Président
d'Ennahdha est millimétré de précision.
Chaque
locuteur d'arabe, à
travers son accent ou l'usage d'une expression, finit toujours par
trahir son lieu de naissance. Pas Ghannouchi. On cherchera en vain
les traces du parler de Gabès ou de Tunis, pas même du nord de
l'Afrique, ni du Levant, ni du Golfe... Il articule avec clarté une
langue classique, neutre, érudite, pan arabe. Débitée à un
rythme régulier, monocorde dépouillée d'effet d'intonation.
L'expression orale est monacale, aucun silence prolongé, aucun
variation. Nulle gestuelle ne vient souligner le propos. L'exposé
est austère et curieusement séculier car le Cheik fait même
l'économie des enluminures religieuses
qui
ponctuent habituellement le propos des islamistes.
La
sérénité du vieux sage gagne la salle qui écoute religieusement.
« Démocratie »
le mot est accroché à chaque phrase. A notre époque où tout sujet
est discutable, celui-ci est intouchable. Il en abuse. C'est son
credo preuves à l'appui.
Le
mouvement tunisien des démocrates musulmans s'est adapté à
toutes les contraintes exprimées
par la souveraineté du peuple. Il a gouverné, partagé puis s'est
retiré après avoir entendu la grogne et compris les risques d'un
désastre à l'Egyptienne. On songe à Montesquieu, Gramsci, Weber.
Les a-t-il lus ? Probablement, mais
il a aussi appris les leçons des petits pas de Bourguiba.
Pour les
politologues parisiens Ghannouchi est un ovni qui met le curseur de
la légitimité démocratique bien au delà de la majorité
arithmétique car il y associe – dans le cadre d'élections libres
bien
sûr -
la notion d'adhésion consensuelle de l'ensemble de la communauté
nationale. De surcroît,
il entérine tous les principes républicains gravés dans le marbre
de la nouvelle constitution tunisienne y compris l'égalité des
genres, rappelant au passage que son parti majoritaire à la Constituante a voté
la loi suprême.
Quels
gages réclamer de plus ?
Certes,
alors que la Tunisie traverse une crise économique sans précédent,
le premier parti tunisien n'a pas de programme alternatif crédible.
Il n'a pas davantage
laissé à la population le souvenir d'une amélioration dans ce
domaine lorsqu'il était aux affaires.
Au
surplus, Rached Ghannouchi a comme tous les dirigeants politiques
tunisiens, une propension naturelle à commenter les évènements
d'hier plutôt
que de promettre des lendemains qui chantent.
Or, ce qui est passé est mort (elli fèt mèt » dit le
dicton),
les Tunisiens
réclament l'espérance de l'amélioration de leurs conditions
d'existence et surtout, la baisse du chômage qui épargnerait
à des milliers de jeunes d’avoir à choisir entre le
risque
d'aller nourrir les poissons au large de Lampedusa et celui d'aller
se faire tuer en Mésopotamie.
Le
stratège Ghannouchi, est un piètre tribun, faut-il pour autant le
suspecter de duplicité ?
Rien
ne le permet car l'histoire récente a validé la sincérité de sa
vision. Par un heureux contraste avec La Libye, la Syrie,
l'Irak, la Palestine, la
Tunisie n'est pas sanglante. C'est une victoire relative inouïe et précaire
dont le mérite lui revient avec tous ceux qui ont accepté de se
compromettre ou de se démettre pour empêcher l'Etat policier de
renaître. Ils ont presque réussi. Leur lutte continue il faut la
soutenir pour préserver la fragile cohésion de la petite nation
tunisienne.
La
Tunisie est un incubateur à valeur d'exemple. Trois cent cinquante
millions d'arabes
savent
désormais que la dictature n'est pas une irréversible fatalité.
La
Tunisie a apporté à l'Occident la démonstration éclatante
qu'islamistes et séculiers peuvent gouverner par le compromis, la
cohabitation ou l'alternance au sein d'un système institutionnel
démocratiquement élu.
Pour
les milliers et les milliers de musulmans qui s'entre égorgent sous
le regard de leurs ennemis ravis, la Tunisie est une petite lueur qui
éclaire l'espoir d'un retour à la raison.
Alors
le message d'unité et de tolérance de Ghannouchi doit être
relayé car l'école musulmane de Tunis,
c'est la
meilleure sauvegarde du moment contre les fondamentalistes sectaires
qui ont mis le monde arabe à feu et à sang.
1 commentaire:
Analyse d'une naïveté confondante.Ghannouchi serait le "sauveur" de la Tunisie ?
Machiavel au pouvoir? Plutôt la peste et le choléra !
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