Le
prodige tunisien sidère le monde arabe mais pas seulement. En quatre
années, déjouant toutes les chausses-trappes empoisonnées, le
petit pays de Chabbi a patiemment tricoté la démocratie. Le
dictateur a été chassé, la transition assurée, les élections
organisées : constituante, législative, présidentielle.
Reste
à légiférer et à gouverner avec équité. La Tunisie en est
capable pourvu qu'on lui fiche la paix. Mais ce n'est pas gagné.
Beji
Caïd Essebsi vient d'être
élu Président de la République avec un score honorable mais non
humiliant pour Marzouki son concurrent sortant qui s'est effacé
dignement.
L'homme
est né à quelques encablures de Carthage. Sa maison jouxte presque
le Palais présidentiel. Il a passé sa vie dans les sérails de
pouvoirs. Il sait beaucoup de choses sur beaucoup de monde. Peu
savent peu de choses sur lui. Il n'a pas été le plus brillant ni le
plus téméraire des héritiers de Bourguiba, mais il a la baraka
suprême, celle de prémonition, de la santé et de la longévité.
Il lui revient aujourd'hui avec l'aide du parti qu'il a créé il y a
à peine deux ans et qui détient plus du tiers des sièges à
l'assemblée, de faire vivre et prospérer la légitimité populaire.
« La
démocratie advient
quand les pauvres sont vainqueurs de leurs adversaires ». Or,
si les premiers ont fait la révolution, les seconds
ont gagné les élections. La Tunisie est fracturée. Le sud
désespère, le nord prospère. De cette évidence révélée par les
scrutins, les nouveaux dirigeants tireront les priorités de leurs
actions. Signes avant coureur des temps nouveaux, pour les vacances
de fin d'année tous les hôtels sahariens affichaient complets :
aucun touriste européen mais des villégiateurs venus de la
capitale.
Le
centre de gravité politique du pays s'est déplacé depuis que les
Tunisiens ont découvert que le vote du
bédouin égalait celui du citadin. Malgré la véhémence des propos
de campagnes électorales, la cohésion dans la réconciliation est
une urgence car l'unité nationale sera indispensable pour surmonter
le danger suprême. De ce point de vue Beji Caïd Essebsi sera
l'Abraham Lincoln tunisien ou ne sera rien.
Mais
la menace principale n'est pas le clivage social.
C'est
la Libye. Elle est à feu et à sang. Près de deux millions de
réfugiés se sont insérés
dans la population tunisienne qui est seulement cinq fois plus
nombreuse. La plupart des Libyens
qui en ont les moyens ont mis leur famille à l’abri en Tunisie où
elles ont trouvé spontanément le gite, les soins et l'école
qu'elles recherchaient. Ils sont installés depuis trois ans déjà,
et l'espoir de retour s'éloigne chaque jour davantage.
On assiste à une fusion des peuples tripolitain et tunisien qui
partagent la même langue, la même religion et les mêmes
traditions.
Fort
heureusement, jusqu'à présent, les
Libyens
n'ont pas exporté leurs querelles en Tunisie. À la frontière, les
forces armées tunisiennes contiennent la violence et empêchent la
prolifération de la guerre. Les Algériens
font de même. Mais pour combien de temps ?
En
ce début d'année, on remarque les premiers signes avant-coureurs
d'une offensive occidentale. C'est ainsi qu'une dizaine de
journalistes tunisiens étonnés d'être invités en grande
confidence au siège de l'OTAN n'ont pas manqué de poser une
question embarrassante : « pour quelles
raisons vous nous avez fait venir ? »
Les
Tunisiens sont ouverts aux compromis et
aux concessions, mais ils refuseront
qu'on les entraine dans une guerre qui n'est pas la leur. Ils sont
tous sans exception bouleversés par le tribut
trop lourd qu'ils ont payé à la démocratie - autant qu'à Valmy –
et par l'assassinat de deux députés par un renégat qui demeure
étrangement impuni. Ils sont déterminés
à ce que justice leur soit rendue
chez eux, mais n'ont aucune intention de partir en croisade. Les
expéditions ne sont pas dans leurs traditions.
Pour
endiguer la métastase du chaos libyen, Caïd Essebsi et son équipe
gouvernementale disposeront de la confiance de leurs
partisans mais pas seulement. Le mouvement islamique Ennahdha a
multiplié les ouvertures. Il sera sans doute imité par celui de
Marzouki, le Président sortant devenu de facto leader de
l'opposition.
Le
Président pourra également compter sur l'appareil sécuritaire de
95 mille hommes demeuré intact depuis la chute du dictateur et qui
s'appuie sur un code pénal liberticide jamais amendé. Mais durant
ces quatre années d'apprentissage de la démocratie, le citoyen a
vaincu ses peurs, il est devenu exigeant, vigilent, et combatif ;
par conséquent décourager la violence en faisant progresser les
libertés publiques ne sera pas un exercice facile
Il
y a enfin l'armée nationale aux
effectifs symboliques de 35 mille
hommes. Elle
a protégé la population durant les émeutes, elle a porté les
cercueils de tous les martyrs, elle a refusé le putsch. Elle est
pauvre et discipliné, elle est le socle vertueux de la révolution,
elle est adulée
par la population. Des dizaines de conscrits troupiers et des
officiers sont tombés aux frontières sous les balles des
terroristes. La Tunisie, on l'oublie
trop souvent, c'est 70 000m2 environ de
désert ( presque la moitié du territoire) bordés par l'Algérie et
la Libye. C'est un océan de sable dont la protection contre les
contrebandiers et les égorgeurs est une gageure. C'est aussi une
plateforme incontournable pour une opération internationale punitive
aéroportée vers la Libye.
Vétéran
de la diplomatie, Beji Caïd Essebsi devra manoeuvrer finement pour
plaire à tous sans déplaire à aucun. Les Algériens
sont chatouilleux, les Américains impétueux quant aux Français...Le
nouveau Président tunisien les connait par cœur depuis bien
longtemps ; il était face à eux lors des négociations pour
l'évacuation de la base Bizerte en 1961...! Il n'est pas
particulièrement proche des socialistes. Cela se saurait. Il est
surtout très à cheval sur les convenances et comme tous les
Tunisiens, il
n'a pas apprécié l'affront que fit Manuel Valls à la Tunisie en
refusant ostensiblement de serrer la main du Président Marzouki lors
de sa visite officielle en France en juillet 2012. Alors, sur le
chemin de Tunis, le chef du gouvernement français devra très
diplomatiquement passer par Canossa.
Si
les armes restent en Libye, si l'invasion des bataillons
étrangers se limite aux touristes et aux investisseurs, alors les
Tunisiens et leur nouveau Président
passeront selon nos vœux une bonne et heureuse année.
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