Au
premier coup d'oeil Tunis a changé.
La
circulation a perdu ses agents siffleurs et ses sens interdits, le
code de la route semble avoir été aboli. Chacun se débrouille avec
civilité.
Le
long des avenue des palmiers décapités dressent leurs troncs
interminables vers le ciel. On me dit que les arbres sont victimes
d'une bestiole qui leur mange le cœur. La population pleure cette
malédiction qui menace aussi les oliviers centenaires, les jasmins,
les figuiers... C'est le début de la fin du monde !
Comme
pour conjurer le sort, la foule fébrile grouille et s'affaire dans
tous les sens. Elle est méconnaissable.
Le
fantôme dévoilé de Bourguiba
Les
Belphégor,
les femmes en noir, les bâchées qui attristaient la rue hier encore
ont toutes disparu. Les barbus se sont rasé, les sandalettes et les
sarouals de Pachtouns sont passés
de mode. Travestis de blanc, quelques islamistes furtifs rasent les
murs. Inouï ! Au Kram, dans la banlieue de Tunis, on croise
moins de créatures voilées qu'à Rambouillet. Certes, la plupart
des filles couvrent leurs cheveux d'un fichu de couleur, mais la
taille est galbée et les jeans moulés.
En
quelques mois, la rue tunisienne s'est métamorphosée. L'attentat du
musée du Bardo a douloureusement choqué la population. L'opinion a
subitement basculé dans la défiance et l'hostilité ouverte envers
l'islamisme.
C'est
la réincarnation du modèle séculier d'antan. Bourguiba est de
retour. Sa pensée assassinée il y a trente ans, ressurgit comme
l’idéal d'une société tolérance, sans complexe, apaisée, fier
de sa tunisianité. Le nouveau Président de la République et son
gouvernement tentent d'appliquer les recettes du vieux leader :
main de fer dans gant de velours, pragmatisme avant toute chose,
politique des petits pas...L'Assemblée des Représentants du Peuple
siège et légifère dans l'indigence ; ses 217 députés
manquent de locaux, de personnels et d'outils informatiques.
La
révolution permanente
La
liberté d'expression est totale. Ce matin, la principale avenue de
la capitale a été fermée à la circulation pour cause de
manifestation. Une cinquantaine de braillards défilent au milieu de
la foule indifférente des badauds. À coté du théâtre municipal,
un quidam - sans doute pour se convaincre d'une réalité hier encore
inconcevable - a badigeonné à grands traits sur une palissade cette
évidence : « Tunisie, première démocratie arabe ».
Hélas,
les touristes qui préfèrent la dictature, ne viennent plus. Porte
de France, rue de l'Eglise, pas un seul infidèle. Le souk des
parfums a retrouvé ses senteurs orientales et la corporation des
Chaouachia s'est reconvertie
dans la chéchia libyenne. « Finalement
ce n'est pas plus mal, on se retrouve entre nous »
me confie mon voisin, un fonctionnaire tranquillement attablé devant
une tête de mouton rôtie, spécialité délectable de ce fameux
restaurant populaire proche de la Kasbah.
Les
Tunisiens
anxieux de l'avenir sont devenus boulimiques. Ils se gavent de
cholestérols et de paroles.
Les
médias fourmillent de reportages et de débats contradictoires du
plus grave au plus futile. Faut-il renforcer encore davantage la
législation liberticide héritée
de la dictature au motif de contrer le terrorisme ? Le
ministre du tourisme est-il bien inspiré de lancer la confection
d'un coûteux drapeau grand comme vingt stades de foot pour
stupidement figurer au livre des records ? Il aurait été mieux
inspiré de lancer une campagne de propreté car la Tunisie est
devenue une déchetterie à ciel ouvert.
Le
chômage et l'inflation sont en hausse, le pouvoir d'achat est en
baisse, ce qui génère une contestation permanente. Les grèves se
succèdent : hier l'éducation nationale, demain la santé et la
justice. La production de phosphate est paralysée depuis des mois...
La
jeunesse déboussolée se concentre sur le petit écran d'une Tunisie
virtuelle auto contemplative en selfies qui échange sur Facebook.
Pour la fête du lycée à Kairouan et Kasserine, des potaches ont
déployé un énorme portrait de Hitler et des calicots à la gloire
de Daech. Ça fait froid dans le dos.
Le
fantôme de Ben Ali
L'économie
est au centre de toutes les préoccupations. Pourtant, d'évidence,
l'activité a repris. Dans la presse, les banques et les grandes
groupes
industriels publient leurs résultats trimestriels. À l'exception de
l'hôtellerie et du tourisme, tous les indicateurs sont en hausse. Le
gigantesque Carrefour de La Marsa, ouvert même le dimanche ne
désemplit pas.
Pourtant,
rêvant sans doute d'un retour à l'ordre passé, le patronat se
plaint d'être menacé par la justice alors que la justice n'a
condamné aucun patron. Le Président de la République voudrait
faire voter une loi d'amnistie en faveur des copains et des coquins
de l'ancien dictateur, le leader islamiste Ghannouchi lui emboîte
le pas en déclarant que le satrape réfugié en Arabie Saoudite a
droit à un passeport comme tout citoyen ordinaire.
Les
complices de Ben Ali conservent pignon sur rue. Les biens mal acquis
ou confisqués n'ont pas été restitués, les lobbying de la
corruption demeurent très puissants ; sans trop y croire,
victimes et spoliés attendent des jours meilleurs.
L'alibi
de la Libye
Noir
ou blanchi, gris ou propre, l'argent circule en abondance. Il
provient notamment des deux millions de Libyens qui ont fui la
guerre. Ce ne sont pas des indigents. Les peuples tunisien et
tripolitain qui partagent la même langue et les mêmes traditions
sont en train de fusionner dans un espace économique commun qui
s'étend désormais de Bizerte jusqu'à Tobrouk.
El khat est la route transfrontalière qui mène versla
ligne de démarcation dont les hommes ne veulent plus. Dans sa thèse
de doctorat de science politique, « Courir ou mourir »
Hamza Meddeb décortique notemment les techniques de la contrebande
dont l'ampleur atteint des chiffres astronomiques. Certaines
marchandises font des aller-et-retour
pour profiter de subventions compensatoires. La chaine des
trafiquants permet à des centaine de milliers de gens d'améliorer
leur ordinaire ou de simplement subsister.
La
frontière entre la Tunisie et la Libye est inhospitalière, des
montagnes de cailloux, des sables mouvants, des dunes infestées
de mines qui se déplacent au gré des tempêtes de sable.
Traditionnellement
des
dromadaires esseulés font la navette, ils sont dressés
à baraquer dés qu'ils repèrent une jeep à l'horizon. Depuis que
la guerre fait rage en Libye, l'armée tunisienne a verrouillé la
frontière, elle filtre les passages, mais le trafic s'est adapté et
les caïds
de la mafia n'hésitent plus à forcer les barrages et à soulever
les populations. Le problème est tellement grave que le pouvoir se
demande parfois s'il ne serait pas un moindre mal de proclamer
l'union économique. Car aujourd'hui, chacun se rend compte que
l'imbrication est irréversible et que lorsque les deux gouvernements
libyens autoproclamés auront fait la paix, un accord de totale
liberté des échanges tuniso-libyen devra formaliser la réalité.
La
situation n'est pas bien différente sur la frontière avec l'Algérie
qui est tout aussi poreuse.L'essence algérienne de contrebande
inonde le marché tunisien.
Le
G8 préfère les dictatures
Toute
cette économie souterraine échappe à l'impôt et aggrave le
déficit public, mais elle allège le chômage et finalement achète
la paix sociale. Faute d'y trouver remèdes, le pouvoir s'en
accommode. Les plus à plaindre sont les retraités et les pensionnés
dont le pouvoir d'achat est érodé par une inflation incontrôlée.
Heureusement, vaille que vaille, les services publics
fonctionnent, l'administration administre, la sécurité est assurée.
Pourtant,
le gouvernement donne l'impression de gérer au jour le jour. A-t-il
une feuille de route ?
Le
Président de la République court le monde pour réclamer des sous ;
il se souvient qu'au lendemain de la révolution en mai 2011, le G8
réuni en grande pompe à Deauville avait solennellement promis 20
milliards au « printemps arabe » dont la Tunisie attend
toujours le premier dollar. À Paris tout récemment, le Président
Caïd Essebsi a préconisé un plan Marshall, de relance de
l'économie, on lui a proposé de l'armement pour terroriser les
terroristes. De son coté, Washington va livrer des hélicoptères ,
peut-être même des drones, et la Chine vient d'offrir des fusils et
des munitions. La militarisation de la Tunisie semble être la seule
réponse de la communauté internationale à l'appel au secours de
l'unique laboratoire de la démocratie arabe.
De
leurs cotés, les places financières restent à
l'affût,
alléchés par l'odeur des privatisations inévitables: énergie,
eau, phosphate, banques, transports, santé...
Ainsi,
on pourrait tristement croire que l'avenir de la Tunisie balance
entre le modèle du Liban et celui du Mexique, pourtant, rien n'est
perdu d'avance car les Tunisiens
en cortèges continuent de scander l'hymne d'Aboukacem Chebbi : si
un jour le peuple veut vivre, le destin lui répondra...
La
révolution tunisienne n'est pas finie.
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