Il
faudra bien s'y résoudre, dans deux jours ou dix ans, Serge Dassault
tirera sa révérence. Après une cérémonie aux Invalides, des gens
très importants formant cortège, accompagneront le défunt jusqu'à
sa dernière demeure au cimetière de Passy, derrière la Place des
Droits de l'Homme, où il reposera aux côtés de son géniteur
Marcel dont le tombeau de marbre noir indique sobrement qu'il fut
« avionneur ».
Dans les jours qui suivront, Le Figaro affichera
son portrait liseré de noir et rapportera les commentaires
dithyrambiques sur les exploits du patron milliardaire d'un groupe
centenaire authentiquement français.
L'antipathique
homme le plus puissant de France
De
son père, Serge a hérité un empire et des idées politiques
qu'il a fait prospérer. Mais autant le
déporté-résistant-ingénieur-génial était affable, sympathique
et généreux, autant son fils ainé est distant, arrogant, grognon,
infréquentable. Sitôt la main serré, on est soulagé de la lui
rendre. Pour les anglo-normands, son personnage fait irrésistiblement
penser à celui de « Monty », Mister Burns dans les
Simpsons. Mais après tout, un milliardaire peut bien se payer le
luxe de se dispenser de simagrées mondaines. Contrairement aux
autres industriels de l'armement, il ne fréquente pas les endroits
huppés, ne met jamais les pieds au Polo Club, il préfère les
safari en solitaire dans sa chasse privée près de Rambouillet. Il
n'est pas non plus du genre à taper dans le dos de ses 18 000 cadres
et employés très qualifiés qui appliquent sans regimber ses quatre
mots d'ordres : passion, innovation, excellence, engagement.
L'homme
est richissime à 18 milliards d'euros. Il détient des
participations dans une cinquantaine de sociétés, l'ensemble dégage
des bénéfices enviés par tous les fonds de pension. Son entre-gens
est considérable dans la finance, les médias et les milieux
politiques où nul n'est assez fou pour se le mettre à dos. C'est
l'homme le plus puissant de France : une autre raison bien
française de le détester.
Lignée
cocorico
En
très exactement cent ans « Dassault père et fils » sont
parvenus à se faire un nom dont la renommée internationale est
l'égale de Dior, Bic, Chanel ou Michelin. Tous les grands de ce
monde se déplacent en Falcon, le plus performant et le plus sûr des
avions d'affaires, quant au Rafale c'est un redoutable engin de
guerre, un avion multi-rôles vecteur de bombes nucléaires.
Dassault
Aviation est un champion singulièrement exemplaire dans l'industrie
française. Confidentialité oblige, il atteint un taux d'intégration
« made in France » proche de 90% en faisant appel à 500
entreprises sous-traitantes de haute technicité toutes implantées
dans l'hexagone. Économiste de la vieille école, Serge Dassault est
à contre courant de la financiarisation de l'industrie, il est son
propre banquier et n'a jamais songé à optimiser en délocalisant
son siège des Champs Elysées. C'est un french tycoon paternaliste
qui serait apprécié du public si son groupe fabriquait des
smartphones plutôt que des avions de chasse. Pourtant, à contre
courant du commerce extérieur civil qui enregistre un déficit de 50
milliards d'euros par an, celui des armes est largement excédentaire.
Ce n'est pas une consolation, c'est une tradition bien française
qu'aucune révolution n'a jamais transgressé.
France,
terre de fabricants de canons
La
France jamais en paix, de tous temps a guerroyé. Son savoir faire
des armes date de cinq siècles. En 1515 à Marignan, petit village
près de Milan, le tout jeune roi François 1er alors âgé de 25
ans, intronisé 8 mois plus tôt, remporte une victoire spectaculaire
sur des troupes plus nombreuses grâce au feu de ses 70 canons. En
1517, il recueille Léonard de Vinci, 65 ans, qu'il chouchoute à
Ambroise pour lui ravir les plans de ses machines de guerre.
Depuis,
tous les monarques et Présidents n'ont cessé de promouvoir le
développement des industries d'armements. Après les leçons des
deux guerres mondiales, la doctrine gaulliste a encouragé des
programmes ambitieux. Outre le nucléaire stratégique, la France
second espace maritime de la planète, a innové dans la construction
de sous-marins et de navires de surface de tous tonnages. Des budgets
de recherche considérables ont été consacrés à l'artillerie et
aux blindés ; aux hélicoptères ( 20 000 engins civils et
militaires en opération dans 150 pays) ; aux avions de chasse
et de transport, sans compter les missiles sol/sol et les satellites
d'écoute et d'observation.
Sur
le marché mondial de l'armement, l'offre française occupe la
troisième place derrière les géants américains et russes.
De
du Bellay à Dassault
La
génération de Serge Dassault a appris par cœur sur les bancs de
l'école le poème de Joachim du Bellay : France,
terre des arts, des armes et des lois, tu m'as nourri longtemps du
lait de ta mamelle...
Coté
arts : Monsieur Dassault s'est doté d'un château dans le
bordelais qui pisse un vin empyreumatique tout comme la prose des
rédacteurs de son groupe de presse.
Coté
lois : après une carrière modeste d'élu local dans la
banlieue parisienne, il a fini par remporter un siège à la
représentation nationale en devenant sénateur. Le parlementaire
nonagénaire siège rarement, mais il maintient la tradition
familiale en imposant régulièrement aux lecteurs de Jours
de France ou
du Figaro des
éditoriaux que des thuriféraires biens payés se chargent ensuite
de propager. Irréductiblement de droite, il appel à voter Sarkozy
aux primaires de 2016 mais fait la bise à Hollande se rappelant sans
doute qu'il doit ses succès électoraux aux déroutes de la gauche
et la prospérité de ses affaires aux gouvernements socialistes.
Têtus, droit dans ses bottes, il est suprêmement maladroit comme
en témoigne ses nombreux déboires avec la justice : pour avoir
chassé le faisan illégalement, pour dissimulation d'une poignée de
millions au paradis fiscal, pour achat de voix lors d'une élection
municipale... Autant d'infamies qu'il aurait pu s'épargner en se
contentant d'être le patron multimilliardaire d'une entreprise
prospère.
Merci
patron
Polytechnicien
arrogant, Serge Dassault est un citoyen qui donne son avis à tout
bout de champs, irritant secrètement Les Républicains dont il est
pourtant secrétaire national. Tous lui reprochent à voix basse ses
leçons de paternalisme : « dans
mon entreprise, on a choisi l'égalité entre salariés et
actionnaires... en ce moment, comme les choses ne vont pas trop mal,
on leur a donné 100 millions : cent millions pour les
actionnaires, 100 millions pour les salariés....ça leur fait
trois-quatre mois de salaires pour chacun... »
Propos extraits d'une interview en ligne sur son blog à faire rêver
les quelques 800 mille employés d'entreprises du secteur public :
Edf, Gdf, Sncf, Ratp, Aéroport de Paris, La Poste, Air France....
Même sa dépendance des commandes publiques est un contre exemple
pour Areva, Alstom... Le capitalisme familial serait-il devenu plus
socialiste que le capitalisme d'État ? À droite comme à
gauche, nul n'apprécie les sorties iconoclastes de Monsieur
Dassault qui déclare à propos de Pierre Gattaz Président du
MEDEF (son ancien employé 1984-1989) qu'il « est
le patron de rien du tout ! »
On comprend pourquoi ses amis politiques ne l'aiment pas vraiment.
Ils se soumettent bon gré mal gré. Personne ne lui fait de cadeau,
tous en attendent un de lui.
Tel
Aviv ou Riyad ?
Au
plan international Dassault est plus discret car il ne faut pas se
brouiller avec d'éventuels clients étrangers. Que son cœur penche
vers Israël plutôt que vers l'Arabie Saoudite, ou inversement, rien
n'est évident. Selon Intelligence Online et Marianne : l'agent
d'influence des principales industries d'armements israéliennes en
France Laurent Azoulai (Président de la Commission Nationale des
Conflits du Parti Socialiste , fondateur de la très influente
Fondation Jean Jaurès et du Cercle Léon Blum, ancien argentier des
campagnes électorales du PS) co-gère avec Moshe Avital une prospère
société d'intermédiation qui compte parmi ses clients Dassault
Aviation mais aussi le groupe Saoudien Bugshan. Cette triangulation
d'affaires permet sans doute des rapprochements politiques et
inversement.
Mais
si « Sergio
bin Marcel », comme
le surnomme un autre intermédiaire mal élevé, aime la politique
intérieure, il déteste la politique étrangère et leurs
commerçants en coulisse qui d'ailleurs le lui rendent bien, car dans
ce milieu avide de commissions à deux chiffres, il traine une
réputation d'oncle Picsou.
Rafale
au décollage
Sa
fonction de patron du groupe d'aviation éponyme le porte à
rencontrer les potentiels clients. Depuis des décades, il sillonne
le monde dans son jet pour le plus grand mal de ses affaires car ce
n'est pas un marchand de violette, c'est le pire VRP du commerce
extérieur. Il a beau se forcer, il n'arrive pas à faire semblant
d'être content de rencontrer un étranger. Il ne sait pas quoi lui
dire, baragouine deux mots d'anglais, met les pieds dans le plat,
improvise des discours hors sujet qu'aucun de ses collaborateurs
n'ose contredire. Sa présence sur les salons de l'armement est
boudée, les visiteurs galonnés préfèrent aller se faire
photographier sur le stand russe aux côtés de Michaïl Kalachnikov,
Général le plus décoré de Russie, décédé paisiblement dans son
lit à l'âge de 94 ans en 2013, dont les terrifiantes inventions ont
battu tous les records de carnage de l'histoire de l'humanité.
Miracle
ou coïncidence, depuis que Serge Dassault voyage moins et qu'il a
cédé les rênes à ses adjoints, le Rafale se vend enfin. Certes,
il faut admettre que convaincre l'Émir du Qatar ou le Maréchal
Sissi d'Egypte ne sont pas des exploits commerciaux probants et
qu'ils sont surtout la conséquence de la diplomatie d'affaires
conduite par Le Drian ministre.
Mais la récente vente à l'Inde,
première démocratie à acquérir des Rafales, est indiscutablement
une performance. Elle est d'autant plus habile qu'elle a été signée
par le ministre et que cette position de sous-traitant de l'État
français met Dassault à l’abri des aléas juridiques et
commerciaux les plus sérieux. Cette percée ouvre la voie à
d'autres commandes.
Reste
une incertitude de taille : après le Mirage de Marcel et le
Rafale de Serge, quel sera l'avion d'Olivier l'héritier ? Bien
malin qui pourra prédire l'avenir de cette étonnante lignée.
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