La
Tunisie doit son indépendance à deux frères en politique :
Habib Bourguiba et Pierre Mendès France. L'un et l'autre incarnèrent
le désintéressement personnel et le dévouement à leur pays qu'ils
ont marqué de leur empreinte. Mendès France était le maître à
penser de Bourguiba. Inlassablement, le tunisien cherchera à imiter
son modèle, le surpassant parfois et pas seulement dans la longévité
de sa gouvernance : trente ans pour l'un, 232 jours pour
l'autre. Jamais, jusqu'à sa mort, le portrait de l'ancien Président
du conseil français ne quittera le bureau du leader tunisien ;
hommage fidèle du colonisé à son libérateur, mais aussi à celui
qui lui révéla quelques recettes d'économies pour vaincre le sous
développement.
Le
20 mars 1956, la Tunisie accédait à l'indépendance. Le pays
pansait encore les blessures de l'effort de guerre, du passage des
armées de Rommel et de la lutte de libération nationale. Il était
exsangue : électricité, eau potable, routes, aspirine,
chaussures...tout manquait sauf les drapeaux. Car malgré la
misère, la nation en espérance pavoisait. L'enthousiasme était
devenu la respiration de tout un peuple soulevé par une
indescriptible ardeur patriotique doublée d'une incroyable
abnégation : « bledi kbel awlèdi » (mon pays avant
mes enfants).
Bourguiba
le zaïm adulé excellait en toute chose excepté en économie et en
finance. Il ignorait le commerce et méprisait l'argent. De tous les
conseillers qui l'entouraient, aucun dans ces domaines n'avait
d'expérience affirmée. Comment vaincre le chômage qui réduisait
plus de dix pour cent de la population en cohortes nomades ? 350
000 miséreux ! Entre collectivisme de Moscou et libéralisme de
Washington, le « Combattant suprême » était à la
recherche d'un modèle non aligné pour extraire la Tunisie du
sous développement.
Le
choix de la troisième voie allait de soi : puisque Mendès
France avait arraché l'indépendance à la France, il fallait
continuer à lui faire confiance et mettre en pratique sa théorie du
plein emploi. Encore fallait-il ne pas le crier sur tous les toits
car il eut été mal compris des bien-pensants
de l'époque que l'émancipateur de la Tunisie fit ouvertement appel
aux idées de l'occupant qu'il avait combattu.
C'est
ainsi que Gabriel Ardant sera discrètement missionné auprès d'un
quarteron de proches de Bourguiba pour leur inspirer quelques
orientations. Ardant était alors considéré en France comme le plus
éclairé des inspecteurs des finances de l'après guerre. En 1954
avec Pierre Mendès France il avait cosigné « La
science économique de l'action », ouvrage
qui fait encore autorité en matière de politique de l'emploi dans
la bibliothèque de quelques rares socialistes français.
Par
un beau jour d'hiver 1959, dans un discours radiodiffusé, Bourguiba
annonça solennellement sans crier gare, que tout chômeur qui se
présenterait devant l'un de ses treize gouverneurs obtiendrait dans
l'heure un emploi. Il promit un
salaire journalier de 200 millimes et un kilo et demi de semoule.
C'était une paye modeste, mais suffisante pour vaincre la faim et
recouvrer la dignité. La mesure ne coûtait rien car quelques mois
plus tôt, le leader tunisien en visite à Washington avait refusé
tout armement mais accepté un don de 45 000 tonnes de blé.
À
ses gouverneurs stupéfaits de se voir changés en chefs
d'entreprises il disait : débrouillez-vous,
faites fonctionner vos méninges dabrou
rouskoum. Chacun
d'entre eux reçut
la dotation budgétaire et des camions de céréales.
En
quelques semaines, le pays qui comptait 3,5 millions d'habitants, se
transforma en fourmilière. Au bout de seulement quatre mois, on
comptait 150 000 chômeurs enrôlés ! Des routes, des maisons,
des retenues d'eau, des plantations, des ateliers...Rien qu'à Gafsa,
120 chantiers populaires employant cent, deux cents ouvriers ! À
la fin de la journée, chaque « travailleur » recevait
son salaire. Il y avait bien quelques tire-au-flanc
qui se faisaient rabrouer par le cabran
(caporal de chantier) mais l'enthousiasme stimulé par le puissant
parti nationaliste le Néo Destour faisait des miracles. Emancipé,
le peuple des travailleurs assumait son nouveau destin. Partout on se
mit à
forger des pelles et des pioches, à creuser les canaux d'irrigation
et des citernes, à planter les arbres qui dans cinq ou dix ans
donneraient des fruits qui seraient récoltés, transformés,
exportés... Le travail crée le travail... C'était la théorie de
Mendès France et Ardant. Simple, simpliste , efficace, probant. Très
vite
on s'aperçut que les chantiers populaires étaient
un régulateur social auquel avaient également recours les
travailleurs intermittents et les saisonniers. Désormais assuré de
ne plus chômer, l'ancien colonisé découvrait concrètement toute
l'ampleur du changement : dignité et citoyenneté dans
l'indépendance, et surtout pain à chaque repas.
Piloté
de front avec une politique de scolarisation intensive et
d'émancipation de la femme, le jihad contre le sous développement
engendrera des bouleversements profonds de toutes natures. Ainsi, la
déconcentration du pouvoir central au profit des gouverneurs de
province permit de
briser la bureaucratie jacobine héritée de
la Régence française, de libérer les initiatives de la base. Mais
aussi et de façon inattendue au plan vestimentaire, car
progressivement les ouvriers agricoles échangèrent gandoura et
séroual pour blouson et pantalon qui sont bien plus commodes
au labeur...
Certes,
au début du processus, les chantiers populaires se contentaient de
casser des cailloux, mais peu à peu, des projets productifs plus
ambitieux furent inaugurés. Après quelques mois, il devint
indispensable d'encadrer la croissance retrouvée par une politique
de planification quinquennale à l'échelle nationale. Ahmed Ben
Salah, l'un des plus talentueux hommes
d'État tunisiens
en sera le maître d'oeuvre dévoué.
Bien
entendu, cette dictature du plein emploi n'allait pas de soi.
Bourguiba devait quotidiennement stimuler les volontés.
Inlassablement il parcourait les provinces visitant les villages,
s'adressant aux foules dans la langue tunisienne, derja
celle du peuple comprise de tous, plutôt qu'en arabe classique
inaccessible aux illettrés. Selon les conseillers socialistes
français il était en effet indispensable que les réformes soient
parfaitement explicitées et que le gouvernement établisse « une
intimité affectueuse »
avec l'opinion. Chaque jour, la chronique d'Abdelaziz Al Aroui sur
Radio Tunis faisait résonner les propos de Bourguiba en les
magnifiant sur le ton de la confidence. Cette méthode relevait de la
même stratégie de communication que les « causeries du
samedi » de Mendès France sur Radio Programme Parisien. La
France en 1954 puis la Tunisie en 1957 innovèrent une posture
nouvelle, celle de « la
parole humaine en politique » qui
allait devenir fondamentale pour tous les gouvernants.
Sur
l'expérimentation de sa théorie du plein emploi, Gabriel Ardant a
publié chez Calman Levy en 1961« La
Tunisie d'aujourd'hui et de demain » un
ouvrage que l'on serait bien inspiré de rééditer. En voici la
brève conclusion : « L'expérience
tunisienne signifie que l'élimination du chômage direct est à la
porté de tout gouvernement. Elle démontre que le maintien du
sous-emploi ne peut s'expliquer que par le défaut d'une volonté
réelle d'y mettre fin, par l'acceptation d'un état séculaire
d'inaction et de misère, par la résignation que les privilégiés
ont si facilement à l'égard des malheureux. »
On
serait tenté de commenter ces propos tenus il y a un demi siècle à
la lueur du chômage qui ronge aujourd'hui deux pays dont les destins
sont liés. Entre la France et la Tunisie le commerce en tous genres
n'a
jamais été aussi fusionnel. Mais il reste fragiles, alors pour le
consolider, les énarques parisiens donneurs de leçons continuent de
se presser autour de la casbah. Ainsi, le mois prochain, en grande
pompe, le gouvernement français désignera un « Haut responsable de
la coopération industrielle et technologique franco-tunisienne »
selon l'exemple de « Monsieur Algérie » Jean-Louis Levet
qui depuis trois ans, est parvenu à créer « du lien »
entre les fournisseurs d'emplois des deux rives de la Méditerranée.
Aux
dernières nouvelles, Matignon serait à la recherche d'un homme
providentiel ! Mais y a t-il encore des Gabriel Ardant ?
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