Dans
les pays arabes la médecine française a la réputation d'être la
meilleure du monde De toutes les anciennes colonies affluent les
souffrances que la France savante et généreuse sait apaiser. Mais
cette notoriété est en train de s'éclipser au point qu'il y a deux
mois, apprenant que Chirac avait été hospitalisé à Paris, ses
amis libanais le déclarèrent en grand danger et ils proposèrent à
Bernadette de le faire soigner à Beyrouth. Cette petite blague est
nourrie par l'histoire d'une contre performance médicale française
que se relatent les Libanais.
Elle
met en cause la Salpêtrière, centre hospitalier et universitaire
parisien - 1 600 lits, 8 000 soignants dont 1 300 médecins -, qui
accueille plus d'un demi million de patients chaque année. Ce pôle
d'excellence de l'assistance publique a d'un seul coup perdu ses
trois étoiles au guide médical du Levant.
Que
s'est-il passé ?
L'été
dernier, Georges, modeste entrepreneur franco libanais se présente
en titubant aux urgences. Il en est très vite congédié avec une
ordonnance d'aspirine. Quelques jours plus tard, sur l'insistance de
son médecin traitant, il parvient à se faire hospitaliser. Analyses
et explorations révèlent des nodules cancéreux dans l'abdomen.
Faut-il opérer ? La question s'est sans doute posée. Las, on
est au mois d'août, les équipes sont réduites, la plupart des
chirurgiens sont en vacances. Ceux qui restent doivent faire le
choix du plus urgent, du moins coûteux, du mieux vivant, du plus
jeune, du plus facile... Chacun sait qu'il est malchanceux d'être
hospitalisé le week end ou pendant les vacances. Ces périodes de
sous effectifs et de surcharge de travail correspondent à une
surmortalité. Aucune étude ne l'a prouvé car aucune étude n'a
jamais été publiée.
Georges
avec de la chance, pourra t-il survivre jusqu'à septembre ? Le
diagnostic
est
mauvais. Pour le soulager on lui pose un drain, on lui propose des
calmants que par bravade il refuse d'abord avant de s'y résoudre. La
morphine le plonge alors dans un univers cotonneux.
Hier
c'était un géant, une force de la nature, hyperactif, débonnaire,
toujours souriant. Que vont devenir ses jeunes enfants ? Le
voici vaincu, amaigri, déjà cadavérique, les joues creuses, le
regard ailleurs. Dans ses instants de lucidité il murmure à
l'oreille de ses amis « je
suis foutu, ne reste pas là, rentre chez toi... »
Nous sommes le quinze août. Dans ce gigantesque hôpital qui paraît
suspendu au retour des vacanciers, les couloirs sont vides mais la
chambre de Georges ne désemplit pas.
L'agonisant est veillé jour et nuit. Dans la salle d'attente, on
discute comme si de rien n'était. L'optimisme libanais est de
rigueur, il va vivre, c'est évident. Nul ne songe à se résigner.
Ce serait tenter le mauvais sort dans ces lieux où le diable rôde.
Les amis discrètement prient dans toutes les langues de leurs
religions, chacun selon ses rites, ses traditions, ses
superstitions : chiites, sunnites, alaouites, chaldéens,
syriaques, arméniens, grecs, juifs, orthodoxes, incroyants...C'est
la tour de Babel des suppliques silencieuses.
Chaque
jour, des quatre coins du monde il en arrive des nouveaux,
d'Australie, d'Abu Dhabi, de Dakar, de Valparéso...Ceux qui ne
peuvent pas venir téléphonent tout le temps. On leur répond sans
faillir, que Georges va beaucoup mieux, que le remède
« expérimental » donne des résultats probants... On
ment comme des arracheurs de dents. Personne ne nous croit mais
chacun espère le miracle.
Les
infirmières et les autres patients s'interrogent sur la cause de
cette agitation. Georges est-il le chef d'un parti politique influent
ou d'une secte mystérieuse ? Le Président d'une multinationale
ou celui d'un pays lointain ?
Rien
de tout cela. C'est seulement le héros anonyme connu de ses seuls
compagnons d'armes. Il était le chef charismatique d'une centaine de
lycéens. Mais qui se souvient de la guerre du Liban ? Elle dura
15 ans fit 250 000 morts ! En proportion, imaginez la France
avec 3 ou 4 millions de tués. Qui se rappelle des exploits de ces
adolescents résistants de la première heure, en 1975 ?
Eux.
Les survivants. Il sont venus, ils sont tous là. Mais
pas question d'évoquer le passé ni même de se lamenter. Ces
presque quinquagénaires sont restés
des
combattants. A t-on essayé tous les remèdes ? Chacun interroge
les médecins, les infirmières de passage. Puis en réunion la
troupe confronte les réponses.
C'est
le monde à l'envers : au fatalisme médical français répond
la logique et le pragmatisme oriental, au défaitisme occidental
s'oppose l'optimisme libanais. Le malade est condamné disent les
blouses blanches, c'est une question d'heures, au mieux de quelques
jours. Mais vous n'avez rien tenté s'indignent les amis de
Georges !
À
Beyrouth, quelques sommités médicales alertées planchent sur le
cas du moribond. L'espoir est mince. C'est suffisant. Yallah !
Les amis se cotisent : les riches abondent, les pauvres sont
dispensés.
En toute hâte, un transfert est organisé. La décharge de
responsabilité est signée. Le mourant quitte l'hôpital direction
l'aéroport du Bourget. Quatre heures plus tard, dans la nuit, un
avion sanitaire se pose à Beyrouth. Cent personnes escortent
l'ambulance jusqu'à l'hôpital où un
bloc opératoire a été préparé. Deux chirurgiens se penchent
pendant six heures. Ils extirpent les boules de mort du corps
inanimé.
Les
mois ont passés. Le miraculé se porte bien. Le Liban tout entier
est secoué de fierté. Dans quelques jours, Georges sera de retour à
Paris où ses amis lui ont préparé un banquet pour célébrer la
victoire des opiniâtres sur les résignés.
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