Paradoxe
de l'unique printemps arabe qui n'a pas viré au bain de sang, la
juvénile démocratie tunisienne est présidée par un grand ancien
de 91 ans. Cet avocat tunisois natif de la jolie banlieue de Sidi Bou
Saïd est le lointain descendant d'un immigré captif anonyme venu de
Sardaigne qu'un Bey honora jadis de la charge de gardien Caïd, des
pipes Essebsi.
Parmi
les proches compagnons d'Habib Bourguiba le fondateur de la
République tunisienne, Si Béji Caïd Essebsi est l'un des très
rares survivants. Bien sûr,
le poids des années a multiplié ses tracas de santé, mais il
assure vaille que vaille la fonction sans jamais donner l'impression
de s'essouffler. Bon pied bon œil, l'esprit et l'intelligence en
alerte, la répartie et le jeu de mot en embuscade, il porte
allègrement sur ses épaules le poids des ans et de sa fonction. Élu
Président de la seconde République tunisienne en 2014, le
successeur de Moncef Marzouki (1) aurait pu se contenter d'inaugurer
les jasmins et se cantonner dans un rôle de gonfalonier d'un régime
parlementaire. Il a au contraire institué un usage « gaullien »
de la fonction présidentielle très éloigné de l'esprit des
constituants, allant jusqu'à créer des commissions et des instances
consultatives pour accélérer ou entraver les décisions du
gouvernement (2). Assisté d'une bande de jeunots septuagénaires il
est au centre de la vie politique arbitrant les querelles partisanes
qu'en douce parfois il a instrumentalisées.
Tous paraissent suspendus à son bon vouloir. Que ce soit le premier
Ministre Youssef Chahed, un agro économiste courageux mais sans
témérité qui tarde à s'émanciper, ou encore les ministres, les
islamistes, syndicalistes, patrons et société civile … Tous le
courtisent plus ou moins pudiquement. Il est respecté et redouté
car d'un mot, d'une phrase, d'une allusion, d'une rumeur marmonnée,
le patriarche a vite fait de remettre à sa place ou d'emberlificoter
l'imprudent opposant à ses idées.
« Le
pays est dans une situation grave mais grâce à Si Béji elle n'est
pas désespérée !»
lance un supporter de Nidaa le parti du Président. Attablé à la
terrasse du Café des Désoeuvrés son comparse n'est pas du même
avis : « il verse
de l'eau dans un couscoussier sans graine... »
Indéniablement, le Président Caïd Essebsi incarne l'espoir
providentiel d'une nation qui depuis les guerres Puniques en a vu
d'autres. Il est l'homme de la relativité, celui qui sait réveiller
l'insouciance légendaire des Tunisiens,
celui qui dédramatise les pires situations par la citation d'un
dicton populaire ou d'une sourates du Coran. De Bourguiba, son maitre
et mentor il a hérité d'un talent d'orateur.
Lorsqu'il
parle
ou murmure, on l'écoute. Ventriloque fascinant dont les mots
semblent jaillir de ses yeux pétillants. Des phrases simples et
sobres qui mêlent l'arabe littéraire, liturgique ou populaire, la
langue française, et quelques termes en anglais mal prononcés dont
il s'amuse. Qu'importe, l'essentiel est d'être compris. Parfois,
pour souligner la formule, l'homme esquisse sobrement un geste de la
main. C'est Pagnol et Gabin.
Le
20 mars dernier, la Tunisie célébrait a minima et dans une ambiance
morose le 62 ème anniversaire de son indépendance dont un
caricaturiste à la une d'un journal francophone résumait le
bilan : « en
1956 les Tunisiens
étaient heureux de se débarrasser de la France, en 2018, ils rêvent
d'aller s'y établir ».
Pour
l'occasion, le Président Caïd Essebsi avait invité les corps
constitués et le gotha de la politique tunisienne. C'est ainsi
que matinalement, sept cents personnes avaient pris place en rangs
serrés sur des petites chaises dorées
alignées
dans la grande salle d'apparat désuète du Palais de Carthage. À
dix mètres
devant,
sur une estrade : un drapeau, un fauteuil, une petite table et
le Chef de l'État. Hymne national, salut au drapeau, récitation de
versets du Coran par le grand mufti de la République. Les caméras
de télévisions s'attardent sur le visage présidentiel dont les
lèvres accompagnent le chant patriotique et les saintes paroles.
Sidi
el Beji s'avance prudemment vers un pupitre. Mélange de
décontraction et de distinction, le costume est strict mais ample
avec une pochette blanche curieusement positionnée. On lui a préparé
son discours, mais il n'y jettera pas un oeil. Soixante dix ans
d'expérience politique, ce
n'est
pas rien ! L'homme possède le rare talent de pouvoir captiver
l'auditoire en donnant l'impression de s'adresser à chacun. Il cite
sobrement les étapes de l'histoire nationale en s'abstenant de
rappeler qu'il fut
l'un des bâtisseurs de la première République. Rabâcher n'est pas
son genre, rassurer est son devoir. Les
Tunisiens
sont inquiets mais les étrangers confiants. En habile diplomate il
cite Obama qui lui avait jadis annoncé « une
bonne nouvelle : vous êtes une démocratie ! Et une
mauvaise nouvelle : vous êtes une démocratie ! » ;
puis il lit un extrait du message élogieux de Trump, un autre de
Merkel et enfin une phrase de Macron, ce qui place de justesse la
France sur le podium des amis du pays. Pour un peu Caïd Essebsi
ajouterait que le monde entier jalouse et envie la petite Tunisie en
capilotade. Au premier rang Ghannouchi le leader d'Ennahdha reste
comme à son habitude impassible. (2) La situation économique est
préoccupante, tous les indicateurs sont
au rouge.
Les
Tunisiens
doivent s'en prendre à eux mêmes
laisse entendre le Président qui cite la baisse vertigineuse de la
production de phosphate et l'insuffisance des ressources pétrolières.
Abordant la politique politicienne, il multiplie les allusions,
alimente les secrètes ambitions ministérielles et laisse percer
d'improbables intentions. Comprenne qui pourra. La vibrionnaire
présidente de l'Instance Vérité, sans être nommée, se prend un
coup de griffe pour avoir confondu devoir de mémoire et écriture de
l'histoire. Les jours de la justice transitionnelle sont comptés...Le
parterre est très majoritairement masculin, la cause des femmes
s'affiche avec quelques militantes démocrates placées au quatrième
rang. (3) Plus loin, un grand monsieur, les mains lourdement appuyées
sur une canne, se souvient qu'il y a cinquante et un ans jour pour
jour, accusé de délit d'opinion, il avait été jeté en prison par
ce Président qui n'était alors que ministre de l'Intérieur.
D'autres hommes de progrès à la rancune plus tenace ont boudé
l'invitation de la République.
Pourtant, le processus démocratique entamé depuis sept ans semble être
parvenu à maturité. Sa dernière séquence se déroulera le 8 mai
prochain où pour la première fois, les maires, conseillers
municipaux et régionaux seront librement désignés. La loi
électorale nouvelle impose désormais un scrutin de liste paritaire
alternant homme-femme avec une proportion de jeunes de moins de 35
ans. (3)
Le Président Béji Caïd Essebsi marquera l'histoire
comme l'un de ceux qui ont canalisé les révoltes puis rassemblé les
Tunisiens
autour des urnes. Si l'ambition ne lui prête pas la folie de
vouloir se représenter ou de chercher à fonder une dynastie, alors il entrera dans la postérité de la Tunisie avec un
nouveau patronyme : Caïd Edemocrati (le démocrate).
(2) http://kapitalis.com/tunisie/2018/03/19/desaccords-de-carthage-la-tunisie-dans-le-manege-des-commissions/
(3) https://hybel.blogspot.fr/2015/02/khadija-cherif-ministre-ephemere-dun.html
(4) http://www.legislation.tn/sites/default/files/fraction-journal-officiel/2017/2017F/014/Tf201771.pdf
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