France-Tunisie, un après midi à l'Élysée
La
visite officielle en rase-motte du Président tunisien en France
lundi dernier est passée sous les radars de l’actualité. Il faut
dire que le tempo et le protocole ont réduit l'événement à la
mise en scène d’une déclaration tambourinante du Président
Macron sur…la Turquie. Avec courtoisie, le Président tunisien
s’est accommodé des manières françaises sans jamais
paraitre s’en irriter. Décryptage.
Protocole
post-Covid Arrivé
dans l’après midi au Bourget, sans tapis rouge ni fanfare, ni
salon d’honneur il s'est rendu à l’Élysée. On a alors pu
contempler cette scène surréaliste d'un Président masqué dont le
pays déplore 50 décès reçu nez au vent et main en avant par le
Président d'un pays qui en dénombre 30 000 ! Après une
imprudente accolade, Kaïes Saïed a escamoté sa bavette. Les deux
hommes se sont ensuite isolé pour un entretien en tête-à-tête.
Que se sont-ils dit de plus que dans les échanges téléphoniques de
ces derniers jours ? Nul ne le sait. Une heure plus tard, dans
les jardins du Palais, ils ont brièvement parlé devant un
pupitre.
L'arabophonie À
la surprise générale, le Président tunisien s’est exprimé en
langue arabe. C’est du jamais vu dans les annales de la diplomatie
franco-tunisienne. A t-il voulu manifester sa mauvaise humeur en
contrariant l'exercice convenu des compliments protocolaires échangés
dans ces circonstances ? Le français est la seconde langue de la
Tunisie, elle est enseignée dés l'âge de huit ans. Kaïs Saïed a
justifié l'emploi de l'arabe afin d'être mieux compris de ses
compatriotes, l'explication est courte car on ne va pas à l'étranger
pour s'adresser aux siens ! Dans son allocution, il a évoqué
ses voyages en France quand il était universitaire et rendu hommage
au doyen Georges Vedel de l 'Académie Française, éminent
constitutionnaliste décédé il y a dix ans, dont quelques
septuagénaires de Sciences Po se souviennent avec émotion. Puis il
a brodé sur les concepts de « légalité » et de
« légitimité » . L'homme que la démocratie a
propulsé au sommet il y a seulement huit mois n'a pas encore quitté
son habit de professeur. À moins qu'il n'ait voulu donner une
leçon à son jeune collègue qui ignore les subtilités du droit
public. Le tunisien a clôturé son propos en citant un axiome du
Général de Gaulle « les
régimes passent, les peuples ne passent pas »
Dans ce premier exercice d'expression à l'Élysée, il a donné
l'impression d'un orateur que la perte du texte de son discours
contraint à improviser.
Condescendance Saïed
n'est pas un rhéteur ni un madré, mais « un homme de
droit, intègre et dévoué au peuple tunisien » selon les
mots choisis par Macron dans son propos de bienvenu. Il a ajouté
maladroitement : « Dans ce moment critique, j’ai
indiqué au Président Kaïs Saïed qu’il pouvait compter sur notre
soutien pour faire face à la pandémie » C'est l'hôpital
qui se moque de la charité car la Tunisie a enregistré seulement
quatre décès par million d'habitants ; la France plus de 400.
Statistiquement les Tunisiens de France ont été cent fois plus
frappés que leurs compatriotes restés au pays. Macron aurait pu
saluer le dévouement en première ligne des milliers de
praticiens et soignants tunisiens qui exercent dans les hôpitaux
français. Il aurait aussi pu annoncer la reprise
des voyages sans barrière entre les deux pays.
Parenthèses
hôpitaux et charité En
matière économique, Tunis avait enregistré sans trop y croire en
avril dernier, l'engagement de Macron d'effacer l'intégralité
de la dette de la France en l'Afrique. « Les promesses
n'engagent que ceux les écoutent » (Henri Queuille). Le
Président a rappelé (sans tact) l'engagements en cours (1,7 M€)
et il a annoncé un « prêt » de 350 millions d'euros pour la
construction (notamment par des entreprises françaises) de deux
hôpitaux. La Tunisie est abonnée à ce genre de générosité de
circonstance. Elle collectionne déjà les crédits pour hôpitaux de
la part du Kuwait, du Qatar, de l'Arabie Saoudite... Nul ne connait
le taux du prêt français, mais à contre- courant de la
conjoncture, il ne sera assurément pas à taux négatif. Paris
persiste présenter des offres de crédits comme des cadeaux
(humanitaires). Le Président Saïed a remercié évoquant la
perspective de projets plus ambitieux comme celui d'un TGV
Tabarka-Gabès (en attendant Alger-Tripoli). Dans le registre des
projets onirique, on s'étonne que celui de Ferdinand de Lesseps
reliant le désert tunisien à la mer n'ait pas resurgi
des archives.
Tête
de turc Comme
au Kremlin de la belle époque, en guise de conférence de presse,
deux « journalistes » ont posé deux questions
supports à deux déclarations préparées. Ce qui a permis au
Président Macron de vilipender « le
jeux dangereux de la Turquie »,
et d'évoquer une conversation du jour avec Trump laissant supposer
une concertation entre partenaires de l'OTAN. Impassible, le
Président Saïed a confirmé que la Tunisie était « opposée à
toute ingérence étrangère en Libye d'où quelle vienne »
ajoutant que la partition de ce pays « serait
un péril pour toute la région »,
posture partagée par l'Algérie. Bref France et Tunisie ont poliment
et ouvertement affirmé leur profond désaccord sur la guerre de
Libye qui menace d'embraser la Méditerranée occidentale par
l'affrontement direct entre Turcs et Égyptiens. Dans cette crise
grave où les puissants ont chacun de bonnes raisons d'en découdre -
pétrole à partager, base militaire à occuper, confrérie musulmane
à éliminer – la petite Tunisie s'oppose avec détermination
à la France, répétant que la solution ne peut venir que de
l'autodétermination du peuple libyen souverain. Si
cette rencontre avait pour Macron l'ambition d'un alignement de la
Tunisie sur la France et pour Saïed l'espoir d'imposer sa
médiation ; l'échec est patent.
Fromage
et dessert Puis
les Présidents sont passés à table. Dîner de Chef étoilé
avec orchestre de chambre, une centaine de couverts, quelques
vedettes des réseaux sociaux, des hommes d'affaires. À la table
d'honneur, Béchir Ben Yahmed doyen des journalistes, qui fut à
l'âge de 18 ans ministre de Bourguiba. Ses confrères de la presse
accrédités à l'Élysée ont rapportés la présence à ce premier
gala des déconfinés de la première dame « Brigitte très
en beauté ». Madame Saïed n'était pas du voyage.
Voyage
pour se faire respecter ? Le
lendemain, le fringant Jack Lang a été mis à contribution à
l'Institut du Monde Arabe pour une séance de calligraphie, puis le
Président tunisien a reçu des compatriotes à l'ambassade et essuyé
la fronde de quelques islamistes excités. Enfin, il a échangé - en
français cette fois -, avec des journalistes du quotidien Le Monde
et de France 24. De
cette visite « de travail et d'amitié » expédié, on retiendra le souvenir d'affinités refoulées et
de divergences cachées. Une semaine après que son rival Ghannouchi
ait reçu à dîner à Tunis l'ambassadeur de France, le Président
tunisien a donné l'impression d'être encadré par un programme
minimaliste millimétré dont il n'est pas parvenu à s'affranchir.
Pour lever ce doute au risque de le renforcer, il a déclaré avant
de rentrer à Tunis qu'il était le seul et unique patron de la
diplomatie tunisienne ajoutant « je n'aime pas que l'on me
marche sur les pieds »
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