Tunisie: Ben Brik, la rose et le jasmin sont en prison
Les
clowneries de la vie politique tunisienne ont pour fonction première de satisfaire les égos d'acteurs insignifiants. Les péripéties
parlementaires et judiciaires rocambolesques sont autant de signaux
faibles qui prédisent des bouleversements. Mais la condamnation du
poète Taoufik Ben Brik est d'une tout autre amplitude.
Le
rosier Sagan
Sur
le marché, voici un plan de rosier : trois petites tiges
arrogantes qui dépassent d’une motte de glaise sombre. L’étiquette
illustrée d’une fleur diaphane précise « effluve persistant et
délicat ». À côté, une autre variété grimpante à fleurs
rouges magnifiques mais inodores. J’hésite entre les deux, la
rougeaude sans épines est signe de tare, je reste sur mon premier
coup de cœur. Ma rose s'appelle « Françoise Sagan »
du nom d'une auteure amoureuse et fragile, intelligente, fulgurante,
femme-amante, sœur-confidente, pas maman pour un sou, mais enfant
jusqu’au bout. Sagan était une vraie plante de France des années
soixante, elle embaumait, elle piquait. Tous ses lecteurs en étaient
amoureux ; ils adulaient la petite Françoise à l'allure de
garçonne qui contemplait le monde d'un air désabusé de ses yeux
tristes qui soudain sans prévenir, entre deux déprimes, se
plissaient de rire. Sagan était une entichée de livres, une
dévoreuse de lignes et de traits fulgurants, de mots et de maux avec
ou sans ponctuation, verbes et verve superbes. Quand elle riait, les
nuages disparaissaient et tous les imbéciles se sauvaient. « Le
rire est avant tout cette preuve éclatante et
irrésistible de notre liberté première »
disait-elle. Nul n'a jamais songé emprisonner Sagan !..
Le
machmoum de Ben Brik
Les
jasmins de Tunisie sont des petites fleurs blanches cueillies sur les
buissons au lever du jour pour être serties en bouquet dans un
fil qui les empêche jusqu'à l'heure de leur offrande d'éclore
en une multitude d'étoiles odorantes. Les soirs d'été
chaque Tunisien porte à l'oreille son « machmoum »
pour s'enivrer jusqu'à son coucher du parfum de la liberté. Mes
pensées voguent vers le journaliste-écrivain-poète tunisien Ben
Brik privé de jasmin et de rose qui estive vautré sur le grabat
d'une geôle de la banlieue de Tunis. Il a pris un an de prison ferme
pour insolence; pour avoir dit tout haut avec des mots stridents ce
que d'autres chuchotaient en allusions circonstanciées ; pour
avoir vertement critiqué il y a dix mois une décision de justice
qui plaçait « fort opportunément » en détention Nabil
Karoui candidat à l'élection présidentielle ; pour avoir
enfin lancé un appel « aux armes citoyens ! »
à la télévision que personne – sauf le glaive de la justice -
n'avait songé à prendre au sérieux. Au surplus, il paraît qu'il
aurait,à la barre du tribunal, proféré
à l'adresse des magistrats et des gendarmes quelques propos bien
sentis que Brassens n'aurait pas reniés. Ben Brik est une grande
gueule courageuse. Il y a plus de dix ans, il avait été l'un des
rares à défier publiquement le dictateur Ben Ali qui l'avait
immédiatement jeté en prison sous une grossière fausse accusation.
Peine perdue, car derrière les barreaux l'acharné avait continué
d'insulter le satrape. C'est un irréductible insoumis, un cas rare,
un résistant, un salutaire bouffon du roi, un réfractaire à ce que
La Boétie appelait « la servitude volontaire »
décrite avec talent par Allaa El Aswany dans son dernier ouvrage
« Le syndrome de la dictature ». L'enfermement de
Ben Brik montre la fragilité de la démocratie tunisienne qui est
encore sous l'emprise des usages du passé et de la faction la plus
réactionnaire de la société.
La
législature en déconfiture
Le
Président de la République Kaïes Saïed qui est fin juriste
discourait le mois dernier à Paris sur la différence entre
légitimité et légalité. Ce n'était pas une digression aimable
mais l'énoncé du cœur du problème tunisien qu'il venait
probablement d'exposer à Emmanuel Macron. Ben Brik est l'exemple :
sa révolte pourtant légitime a entrainé une punition légale. La
République souffre de cette contradiction. Alors que le pouvoir
exécutif a été adoubé par un vote populaire massif ( plus de
70%), il est entravé par un pouvoir législatif composé de clans
rivaux élus par une minorité du corps
électoral. Cette assemblée hétérogène, souveraine « a
minima » a été incapable de légiférer et d'amender les
codes et procédures judiciaires hérités de la dictature. C'est la
République qui s'accommode de l'Ancien Régime en attendant
Bonaparte. Alors les incompréhensions sociétales se multiplient et
s'aggravent. Récemment, une jeune intellectuelle qui s'exerçait au
futile exercice de décrire la Covid sous forme de verset a été
immédiatement condamnée à l'enfermement. Les magistrats appliquent
la loi sans chercher à interpréter la légitimité des faits et les
juges de la Cour Constitutionnelle n'ont toujours pas été
désignés. Cette situation qui paralyse toute gouvernance perdurera
tant que l'assemblée ne sera pas dissoute et renouvelée.
Bis
repetita placent
Le
syndicat des journalistes tunisiens, la société civile, les réseaux
sociaux, son épouse Azza Zarrad, ses enfants Khadija et Ali, ses
amis... tous se mobilisent pour exiger la libération de Taoufik Ben
Brik qui n'est plus tout jeune et de santé fragile. Ils savent
l'homme intransigeant, intègre, dévoué à la cause de la liberté
d'expression. "Il est fou il ira jusqu'au bout",
disent ceux qui se souviennent qu'il harcelait sans relâche le
dictateur dont il avait singulièrement prédit la chute. Après
tout, l'histoire pourrait bien bégayer, bis
repetita placent, une seconde révolution ne serait pas de
trop. L'incarcération de Ben Brik est un signal fort à ne pas
négliger.
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