jeudi 30 juillet 2020

Tunisie: Ben Brik, la rose et le jasmin sont en prison


Les clowneries de la vie politique tunisienne ont pour fonction première de satisfaire les égos d'acteurs insignifiants. Les péripéties parlementaires et judiciaires rocambolesques sont autant de signaux faibles qui prédisent des bouleversements. Mais la condamnation du poète Taoufik Ben Brik est d'une tout autre amplitude.
Le rosier Sagan 
Sur le marché, voici un plan de rosier : trois petites tiges arrogantes qui dépassent d’une motte de glaise sombre. L’étiquette illustrée d’une fleur diaphane précise « effluve persistant et délicat ». À côté, une autre variété grimpante à fleurs rouges magnifiques mais inodores. J’hésite entre les deux, la rougeaude sans épines est signe de tare, je reste sur mon premier coup de cœur. Ma rose s'appelle « Françoise Sagan » du nom d'une auteure amoureuse et fragile, intelligente, fulgurante, femme-amante, sœur-confidente, pas maman pour un sou, mais enfant jusqu’au bout. Sagan était une vraie plante de France des années soixante, elle embaumait, elle piquait. Tous ses lecteurs en étaient amoureux ; ils adulaient la petite Françoise à l'allure de garçonne qui contemplait le monde d'un air désabusé de ses yeux tristes qui soudain sans prévenir, entre deux déprimes, se plissaient de rire. Sagan était une entichée de livres, une dévoreuse de lignes et de traits fulgurants, de mots et de maux avec ou sans ponctuation, verbes et verve superbes. Quand elle riait, les nuages disparaissaient et tous les imbéciles se sauvaient. « Le rire est avant tout cette preuve éclatante et irrésistible de notre liberté première » disait-elle. Nul n'a jamais songé emprisonner Sagan !.. 
Le machmoum de Ben Brik
Les jasmins de Tunisie sont des petites fleurs blanches cueillies sur les buissons au lever du jour pour être serties en bouquet dans un fil qui les empêche jusqu'à l'heure de leur offrande d'éclore en une multitude d'étoiles odorantes. Les soirs d'été chaque Tunisien porte à l'oreille son « machmoum » pour s'enivrer jusqu'à son coucher du parfum de la liberté. Mes pensées voguent vers le journaliste-écrivain-poète tunisien Ben Brik privé de jasmin et de rose qui estive vautré sur le grabat d'une geôle de la banlieue de Tunis. Il a pris un an de prison ferme pour insolence; pour avoir dit tout haut avec des mots stridents ce que d'autres chuchotaient en allusions circonstanciées ; pour avoir vertement critiqué il y a dix mois une décision de justice qui plaçait « fort opportunément » en détention Nabil Karoui candidat à l'élection présidentielle ; pour avoir enfin lancé un appel  « aux armes citoyens ! » à la télévision que personne – sauf le glaive de la justice - n'avait songé à prendre au sérieux. Au surplus, il paraît qu'il aurait,à la barre du tribunal, proféré à l'adresse des magistrats et des gendarmes quelques propos bien sentis que Brassens n'aurait pas reniés. Ben Brik est une grande gueule courageuse. Il y a plus de dix ans, il avait été l'un des rares à défier publiquement le dictateur Ben Ali qui l'avait immédiatement jeté en prison sous une grossière fausse accusation. Peine perdue, car derrière les barreaux l'acharné avait continué d'insulter le satrape. C'est un irréductible insoumis, un cas rare, un résistant, un salutaire bouffon du roi, un réfractaire à ce que La Boétie appelait « la servitude volontaire » décrite avec talent par Allaa El Aswany dans son dernier ouvrage « Le syndrome de la dictature ». L'enfermement de Ben Brik montre la fragilité de la démocratie tunisienne qui est encore sous l'emprise des usages du passé et de la faction la plus réactionnaire de la société.
La législature en déconfiture
Le Président de la République Kaïes Saïed qui est fin juriste discourait le mois dernier à Paris sur la différence entre légitimité et légalité. Ce n'était pas une digression aimable mais l'énoncé du cœur du problème tunisien qu'il venait probablement d'exposer à Emmanuel Macron. Ben Brik est l'exemple : sa révolte pourtant légitime a entrainé une punition légale. La République souffre de cette contradiction. Alors que le pouvoir exécutif a été adoubé par un vote populaire massif ( plus de 70%), il est entravé par un pouvoir législatif composé de clans rivaux élus par une minorité du corps électoral. Cette assemblée hétérogène, souveraine « a minima » a été incapable de légiférer et d'amender les codes et procédures judiciaires hérités de la dictature. C'est la République qui s'accommode de l'Ancien Régime en attendant Bonaparte. Alors les incompréhensions sociétales se multiplient et s'aggravent. Récemment, une jeune intellectuelle qui s'exerçait au futile exercice de décrire la Covid sous forme de verset a été immédiatement condamnée à l'enfermement. Les magistrats appliquent la loi sans chercher à interpréter la légitimité des faits et les juges de la Cour Constitutionnelle n'ont toujours pas été désignés. Cette situation qui paralyse toute gouvernance perdurera tant que l'assemblée ne sera pas dissoute et renouvelée. 
Bis repetita placent
Le syndicat des journalistes tunisiens, la société civile, les réseaux sociaux, son épouse Azza Zarrad, ses enfants Khadija et Ali, ses amis... tous se mobilisent pour exiger la libération de Taoufik Ben Brik qui n'est plus tout jeune et de santé fragile. Ils savent l'homme intransigeant, intègre, dévoué à la cause de la liberté d'expression. "Il est fou il ira jusqu'au bout", disent ceux qui se souviennent qu'il harcelait sans relâche le dictateur dont il avait singulièrement prédit la chute. Après tout, l'histoire pourrait bien bégayer, bis repetita placent, une seconde révolution ne serait pas de trop. L'incarcération de Ben Brik est un signal fort à ne pas négliger.

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