mercredi 30 août 2023

Promenade littéraire de Bellême à Sidi Bou Saïd

Roger Martin du Gard est passé à la postérité par l'excellence de son œuvre littéraire dont l'inoubliable saga Les Thibault  lui valut le prix Nobel de littérature en 1937. Quelques années auparavant, avec l'argent de ses premiers succès en librairie, il avait racheté le domaine de son beau-père à Sérigny près de Bellème dans l’Orne. Le Tertre  était alors une grande maison bourgeoise sans charme mais édifiée sur un site tellement majestueux qu’en cet endroit, une simple bicoque eut mérité le titre de royale demeure.

Aujourd'hui, le château du Tertre est toujours caché au milieu de son parc de neuf hectares. Pour le découvrir, il faut comme aux champignons battre la forêt et tâtonner du bâton. Bien sûr, il y a un chemin d'accès discrètement indiqué par une flèche dans le troisième virage de la départementale qui va de Sérigny à Saint-Ouen-de-la-cour où somnolent 49 habitants et 300 bovins ; mais ce n'est pas par là qu'il faut aborder le Tertre, c'est par la forêt. 


D'abord suivre un sentier forestier qui sépare la chênaie des résineux, puis franchir les fondrières creusées par les forestiers malveillants.  Surtout, ne pas se laisser égarer par les bolets qui bordent à l'automne les talus mousseux ! Si vous arrivez au pâturage où ruminent des vaches aux yeux doux, c'est que vous avez pris le mauvais chemin qui descend du vallon. C’est l'autre, celui qui monte doucement qu'il faut prendre. 

En ce lieu reconnaissable à mesure qu'on avance. Les futaies sont plus grosses, les chênes centenaires là-haut frissonnent et sans s'en rendre compte, on est passé d'un chemin à une allée. Vous êtes arrivé. «  La grande avenue de tilleuls s’allongeait jusqu'à la forêt. Le soleil de quatre heures, déjà bas, s'insinuait entre les troncs, et couchait sur le sol de longues trainées flamboyantes  » 


On devine Martin du Gard  marchant sous les frondaisons de l'Histoire avec son confident André Gide, ses amis Gaston Gallimard, Georges Duhamel, Raymond Aron, Albert Camus, Jean Paul Sartre, André Malraux, et tant d’autres… Le Président de la République Paul Deschanel est peut-être venu en voisin depuis Nogent-le-Rotrou avant de tomber d’un train en marche… et aussi, depuis son fief de Mamers distant de 15 km le président du Conseil Joseph Caillaux: vous savez, l'époux d'Henriette, celle qui révolvérisa l'insolent patron du Figaro à la veille de la guerre de 1914. Elle fut acquittée par un jury complaisant cependant que son illustre mari, incarcéré sur ordre du Sénat pour intelligence avec l'ennemi était injustement condamné avant d'être amnistié et de redevenir ministre des Finances ! L'époque était turbulente, les hommes étaient meurtris par les guerres. Roger Martin du Gard est resté imperturbable, comme indifférent à l’agitation ambiante.


Il a consacré sa vie (1881- 1958) à observer ses contemporains se déchirer entre justice et raison d'État, science et religion, rationalisme et dévotion, socialistes et capitalistes, pacifistes et munitionnaires. La guerre de 1914 lui fait lever les pouces et comme tout bon français, il part abreuver les sillons de la patrie : 1,3 million de soldats portent sur leur tombe « morts pour la France »  !  Il en revient avec des souvenirs qui hanteront son écriture jusqu’à la fin de ses jours. Lt-col de Maumort sera publié à titre posthume. 


Martin du Gard fut soldat seulement par devoir car il était avant tout écrivain, maître de l'humilité, artisan besogneux « qui tourne autour du travail comme le chien qui cherche sa place », avouant trimer en forçat sur chaque page, capable de peaufiner le plan d'un roman pendant des mois mais de détruire un manuscrit imparfait après deux années d'effort. 

Il nous a laissé en héritage deux volumes de la Pléiade préfacés par Albert Camus qui se lisent le souffle coupé. Son oeuvre littéraire loyale et lucide éclaire dans le détail l’histoire du déchirement de la bourgeoisie française depuis l’affaire Dreyfus jusqu’à la seconde guerre mondiale. 

Dans son premier roman, il dialogue en miroir avec Jean Barois dont la vie porte l’intelligence du doute « j’en ai assez de me débattre dans une vie où tout m’échappe… toutes les injustices renaissent avec chaque génération… » Dès l’âge de trente ans Martin du Gard décrit  les états d’âme de la vieillesse avant même de l’avoir vécue. Champion de la libre pensée et de la tolérance, auditeur discret de toutes les confidences, il est le porte parole des consciences en recherche inlassable de parcelles de vérité.


Trois mois avant l'invasion Allemande de 1940, il reste optimiste et confie à André Gide «  j'ai grand espoir de voir naître une Europe moins absurde...  » Complicité d’idées politiques ? Entre Gide et Martin du Gard c’est surtout une histoire d'amour littéraire - l‘un et l'autre se lisaient à voix haute leurs manuscrits - une amitié caressante et affectueuse sans aucun doute, un amour charnel, c’est improbable. L'épouse de Martin du Gard haïssait Gide dont le mariage avec une bourgeoise naïve n'avait qu’un temps dissimulé son attirance pour les jeunes garçons. 

Fuyant les Allemands qui réquisitionnent le château du Tertre, Martin du Gard s'installe à Nice en juin 1940 où il laissera passer la guerre dont l’angoisse assèche son inspiration.


Sans hostilité envers les occupants mais soucieux de bien manger sans privations, Gide part en 1942 à Tunis. La milice vichyste y est moins féroce envers « les déviants » et l’influent libraire Marcel Tournier lui facilite son installation. Gide connait bien la ville où il a séjourné 50 ans auparavant avec son compagnon Paul Albert Laurens « Tunis est merveilleux; nous y avons eu à chaque sortie d’irracontables ahurissements » écrivait-il alors à sa mère. 


Le septuagénaire y retourne avec ravissement. Il y abuse de l'hospitalité (et du jeune fils) d'un couple de notables qui possédaient une jolie villa  à Sidi Bou Saïd joyau de la Méditerranée. 

En ce lieu de grâce le paysage est délicieux: maisons blanchies à la chaux, et persiennes bleues  reflètent des couleurs du ciel. En bas de la colline la mer clapote doucement. Le panorama sur Carthage, le volcan à deux cornes d’Hammam Lif, le rocher de Korbous, la baie de Tunis… tout est magnifique. Une brise enivrante traverse les buissons de jasmin, de roses et d’acacias, caresse les fleurs d’orangers et de henné… « l’air si doux qu’il empêche de mourir » disait Flaubert. 


On imagine Gide assis sur un banc de pierre méditant dans ce cocon de félicité. Autour de lui, une bande de gamins jacassants l’arabe l’interpellent en riant. Il ne comprend pas mais il est aux anges. Il ignore qu’ils se moquent et le traite de tous les noms car les adultes ont mis en garde les enfants du village contre les mains baladeuses du vieux pervers à chapeau mou dont il est devenu l’attraction.

La conduite de Gide est ouvertement pédophile mais les Tunisiens du village sont tolérants envers les étrangers. Ils vénèrent leur marabout soufi Sidi Bou Saïd qui prêchait l’islam de l’amour et des lumières. Vite informé des penchants du vieux frankaoui, ils se sont contentés d’avertir leurs enfants. 


Gide partage avec Martin du Gard une vertu rare: celle de l’honnêteté. Il ne cache ni ses attirances charnelles ni ses opinions. Il a osé dénoncer crûment sans prendre de gants la cruauté coloniale dans Voyage au Congo publié en 1927 et son Retour d’URSS  publié en 1936 a été ressenti par les communistes qui l’avaient invité comme une abominable trahison. 

Pourtant, en s’installant à Tunis en 1942, Gide prend du champ avec la tentation de Vichy. Le poète algérien Jean Amrouche l’accueille fraternellement et le présente aux intelligences tunisoises qui sont nombreuses. Amrouche est redevenu simple instituteur depuis qu’il a été chassé de Radio Tunis dont le directeur Philippe Soupault, cofondateur du Surréalisme qui avait été nommé par Léon Blum en 1937, a été accusé de trahison et jeté en prison sur ordre de Vichy. Gide qui était pourtant un familier de Soupault avant guerre, ne lèvera pas le petit doigt pour le faire libérer  « Mais, madame, c’est très grave ! Je crains que je ne puisse rien faire pour Philippe ! » dira t-il a son épouse venu l’implorer de faire jouer ses relations. C’est le temps des assassins. Le brave Soupault ne tiendra pas rigueur au vieil homme qu’il continuera d’admirer malgré cette lâcheté.


Les ruelles du village de Sidi Bou Saïd en Tunisie comme les forêts du Perche, résonnent encore de l’écho de ces grands hommes. Sur une colline qui domine Bellême et le château du Tertre, une croix marque l’histoire du  siège de la ville en 1229 par Blanche de Castille accompagnée de son jeune fils le roi Louis IX, qui deviendra Saint Louis après d’être s’éteint en 1270 tout près de Carthage. Il est doux de penser que les deux saints Louis et Saïd se sont ici arrêtés pour l’éternité.  Il y a aussi dans ce joli cimetière marin de Sidi Bou Saïd mon ami d’enfance le cinéaste Aloulou Chérif qui n’était pas un Saint, mais dont tous ceux qui croisent le souvenir de sa bonne humeur ne peuvent s’empêcher d’être joyeux. 


Je suis retourné dans le parc du Tertre aux allées sommairement tracées dans les herbes folles. Enhardi par une averse, j’ai poussé la porte vermoulue d’un petit kiosque gréco-romain juché sur une grotte qui domine la vallée. Deux fauteuils, une table, une cheminée surmontée d’un trumeau sans charme, un balai… une odeur d’austérité et d’abandon qui n’invite pas l’intrus à méditer. 

Alors que je fuyais la mélancolie et les fantômes d’écrivains, je trouvais devant la grille du château, une aimable personne qui m’a tendu un prospectus m’invitant à m’inscrire à un atelier d’écriture collective.

Quelle bonne idée !... 


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