« Allo M’sieu Lédi ? Ici René du café d’Anzagne . C’est au sujet d’Amédée. Oui, ben il est mort. On l’a enterré hier. Il allait coiffer les cent ans, il s’est éteint comme une bougie. Il a laissé un mot avec votre téléphone… alors faudrait venir chercher la chèvre ! »
Je tombe des nues. « Heu, laissez moi votre numéro, je vous rappelle … »
C’est une histoire de fous.
Il y a longtemps, par le hasard de plusieurs conversations de bistro glanées au gré de mes voyages à Issoire, Marseille, Tunis, Alger… on m’avait révélé les détails de la vie d’Amédée l’Auvergnat dit Sekkine (le couteau en arabe) né au début du siècle dernier,
Avant d’être appelé à l’armée où il avait rapidement gagné les chevrons de caporal, il avait confié à un collaborateur de confiance la gestion de son affaire très prospère grâce à l’ardeur d’une douzaine de demoiselles qui arpentaient les trottoirs de Clermont-Ferrand. Mais le partenariat avait tourné au vinaigre. Alors au printemps 1936, pendant une permission, il était revenu mettre de l’ordre dans ses affaires en assassinant le proxénète rival qui menaçait la réputation de son fond de commerce. Condamné à mort par un tribunal militaire, il avait été gracié par Pierre Laval, natif comme lui de Châteldon. Dispensé de guillotine Sekkine était voué aux travaux forcés à perpétuité. Boulet au pied il passa quinze ans sous le soleil du bagne militaire de Biribi dans le sud de l’Algérie. L’homme était craint et respecté car il n’avait pas son pareil pour transformer une boite de conserve en couteau. Un jour de mutinerie, il se rangea aux côtés des matons en trucidant dix huit de ses ex« camarades ». Alors en récompense, il fût relégué au bataillon disciplinaire de Foum Tataouine dans le Sahara tunisien où il bénéficia d’un régime privilégié jusqu’à son élargissement quelques mois avant l’indépendance de la Tunisie grâce aux interventions d’une ancienne michetonneuse, d’une visiteuse des prisons et d’une jeune avocate qui deviendra une célébrité du barreau de Paris. Bref, Sekkine qu’une bonne vingtaine d’anciens bagnards avaient juré de faire la peau était un homme cherchant à se faire oublier.
Dans ma jeunesse, il y a quarante ans, j’allais à sa rencontre dans un petit village des monts d’Auvergne où il s’était retiré comme ferrailleur.
En cet après midi d’été brulant, l’homme corpulent et massif comme une statue de Rodin était figé dans un fauteuil en osier à l’ombre d’un figuier. Une énorme chèvre était couchée à ses pieds.
Au lieu de pénétrer dans le hangar à bric à brac, je m’attardai dehors, marchant le nez en l’air. Agacé Sekkine finit par m’interpeller d’une voix puissante « qu’est-ce que tu cherches ? » Je lâchai mystérieux « des souvenirs… » On se regarda dans les prunelles. « T’es venu pour acheter ? » - « Non ! » « Alors t’es un flic ? » - « Non ! » Toujours méfiant mais intrigué, il n’ajouta que des grognements.
Je fis une diversion météo, prétexte à une invitation à aller se rincer le gosier au bistro sur la place. La chèvre nous suivit… Notre conversation surréaliste aussi: « D’où tu viens ? » - « de l’autre côté … » « On se connait ? » Je concédai l’air finaud : « moi je te connais mais toi tu ne me connais pas… » Silence. Ses yeux intrigués perçaient derrière le trait de ses paupières plissées.
Alors je prononçai en arabe sur le ton du serpent « meskine elli mess ess sekkine » (malheur à celui qui touche au couteau !) Un moment pétrifié de stupeur, le géant bondit bousculant la table et les verres de gentianes ; il s’en fut à grands pas en gesticulant au milieu de la place suivi de la chèvre placide. Le bistrotier qui était sorti de derrière son comptoir l’entendit crier des incohérences. Au bout d’un moment il revint à peine apaisé « tu es le Diable ! » me cracha t-il en hurlant.
Comment pouvait-il en effet imaginer qu’un jeune chétif quidam au look de français moyen viendrait lui rappeler ses exploits sanglants. Meskin elli mess es sekkine, voilà que cet avertissement chuchoté pendant trois décennies dans les forteresses des bataillons d’Afrique du Nord était prononcé à nouveau au coeur de l’Auvergne !
À force de canons et de confidences ça s’est arrangé. On est devenu copain. Il m’a entrainé dans sa caverne d’Ali Baba. Il voulait tout me donner. « Tiens, prends, ça vaut des sous tu sais ! Je te le donne ! » Je refusai puis pour lui faire plaisir je finis par accepter des lettres de personnalités auxquelles il semblait particulièrement tenir.
Plusieurs années de suite je suis retourné le voir. À chaque fois on buvait sec de la gnôle et de la gentiane, on bavardait, il cherchait à me combler de cadeaux que je refusais.
C’était devenu un jeu entre nous. Il allait fouiller dans sa grange, revenait avec une lampe, un fauteuil, un vase… « Tiens prends ! » - « j’en veux pas de ton truc ! » Un jour pour m’amuser je lui dis : « Ce qui me ferait plaisir c’est ta chèvre » Sekkine prit un air grave : « Ce que tu me demandes, tu sais que je ne peux pas te le donner, prends moi tout le reste, mais pas elle ! » Je le rassurai en riant « mais mon Amédée, c’était pour rigoler ! ». Sekkine était resté sérieux: « Quand je ne serai plus là, elle sera à toi! »
L’ancien bagnard a tenu sa promesse !
Épilogue : une camionnette est venue livrer la chèvre en Normandie. Croyant bien faire, je l’ai mise dans l’enclos de luzerne avec l’âne lubrique. J’espérais que cette rencontre apaiserait le reste de son existence car le baudet a pour manie de s’amouracher aux nuits de pleine lune de tout ce qui passe au large de son enclos. Mais sitôt saillie il se bagarre avec celle qu’il a séduite. L’an dernier l’affaire a mal tourné avec un blaireau qui lui a emporté un bout de la queue. Bref, l’histoire se répète et il n’était pas passé deux jours que la chèvre et l’âne faisaient fait champ à part.
Et le baudet de me braire sa supplique « toi qui mieux que moi sait faire l’âne, va lui parler, dis-lui que mon coup de pied était atavique, sans méchanceté aucune, j’avais brouté le cannabis que la voisine fait pousser en loucedé dans ma prairie… »
Alors, accroupi dans l’herbe aux pieds de la bique, lui tendant pour l’amadouer une cigarette sans filtre, sa friandise à mâchonner, je lui ai vanté les rares vertus du bourricot. Elle a écouté avec patience, pleurniché un peu sur son ânerie, puis relevant la tête, murmura « je veux bien prendre l’âne pour compagnon mais ramène moi près de la tombe d’Amédée »
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