Le dix huit juin de l’an dix, répondant à l’appel du très haut, deux hommes ont pris le ciel. L’un avait du sang sur les mains. Sans convaincre, il s’en est expliqué, il était soldat. C’était un cœur froid par devoir. Car un militaire en opération, c’est forcément un criminel. La guerre est ignoble sauf celle en dentelle. Les maréchaux de France n’étaient pas de doux agneaux, le Général Bigeard non plus.
En tout cas pas plus que le sergent Sam Badly qui dans un bunker climatisé du Colorado déclenche le tir Hellfire du drone silencieux qui survole la maison d’un suspect au cœur du Yémen à quinze mille kilomètres. Sam est un technicien du bien en guerre contre le mal. Il aura une médaille car personne ne lui dira qu’il s’est trompé de cible.
Bigeard était un chef militaire adulé de ses troupes et honni de beaucoup. Il a fait des guerres inutiles qu’il n’avait pas choisies, il est mort dans son lit parti rejoindre d’autres généraux sur les bancs du tribunal de l’Histoire.
José Saramago nous a quittés le même jour. C’était un révolutionnaire des œillets et des mots. De sa vie, cet homme n’a fait de mal à une mouche. Mais il a propagé le bonheur chez des millions de lecteurs. Il a démodé la ponctuation, boudé la majuscule, bouleversé l’art du récit, sacralisé la digression, primé l’intelligence et nobélisé la littérature lusophone. Avec une malice d’enfant et une humilité de savant, il nous emportait dans ses jeux imaginaires. Et si une épidémie venait à nous rendre tous aveugles ? Et si les citoyens refusaient d’aller voter ? On attendait avec impatience son dernier thème : et si les écrivains devenaient immortels ? Saramago n’a pas eu le temps d’achever son ultime ouvrage. Adieu grand homme qui laisse à des générations d’Ipadeurs la joie de te lire.
Bigeard ne savait pas écrire, Saramago ne savait pas tuer. Chacun ignorait l’existence de l’autre. Se seraient-ils seulement adressé la parole si le hasard les avait réunis côte à côte par exemple dans un avion ? Le parachutiste de droite ministre de Giscard côté hublot, l’humble ouvrier des mots communiste libertaire côté couloir ? C’est probable. Auraient-ils parlé des Palestiniens, des Sahraouis ? En seraient-ils venus aux mains ? En tous cas, la mort s’est chargée de les fraterniser.
A Lisbonne plus de 20 000 portugais ont rendu un dernier hommage à José. Certains, qui n’avaient pas même lu une ligne du défunt le pleuraient comme un ami. Marche recueillie de vestes sombres, brassard noir, œillet rouge, poings levés. Chants, hymne national, drapeaux. Tous les ministres, le premier et les autres, même les anciens, tous les corps constitués.
Le Président de la République ne s’est pas déplacé.
Au même moment, à Paris, dans la cour d’honneur des Invalides le souffle de toute l’armée française était là pour saluer la dépouille du Général portée sur une simple civière brutalement posée à même le sol. Chants, hymne national sonnerie aux morts, drapeaux et paras qui frissonnent à l’unisson. Tous les ministres, le premier d’entre eux et les autres, même les anciens, tous les corps constitués.
Le Président de la République ne s’est pas déplacé.
Les Présidents n’aiment pas les héros contestés.
Le soldat et l’écrivain étaient-ils des mécréants ? Le Nobel avait dit de la bible « c’est un manuel de mauvaises mœurs ». Quant au Général on ne lui connaissait aucune génuflexion. Pourtant tous deux ont choisi l’incinération. Tous les deux ont demandé que leurs cendres soient dispersées en partie dans leur village de naissance et dans leur pays d’adoption. A Dien Bien Phu lieu de la bataille perdue de Marcel, et sous un olivier des îles Canaries où reposent désormais les poussières d’espoir de paix de José.
Saramago est mort alors qu’il écrivait un ouvrage sur les industries d’armement. Le destin est tenace, le Nobel et le Général finiront bien par se rencontrer !
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